L’histoire
de Dan Eldon, photographe rimbaldien, mort à 22 ans à Mogadiscio
en Somalie, le 12 juillet 1993. Entretien
également avec Eric Cabanis, l’un des rares rescapés et témoins
de ce jour noir où périront trois photographes et un preneur de
son.
" Seuls
les morts ont vu la fin de la guerre. "
Cette
citation de Platon se trouve au générique de La chute du faucon
noir, le film guerrier de Ridley Scott sur la débâcle des militaires
américains en Somalie. Elle se trouvait également dans le journal
de Dan Eldon qu’on a retrouvé après sa mort dans sa chambre d’hôtel
à Mogadiscio. La mission ratée des Rangers, le sujet du film, s’est
déroulée le 3 octobre 1993. Quelques mois auparavant, les Américains
avaient déjà tenté d’éliminer, sans succès, le tristement célèbre
chef de guerre somalien, le général Aidid. Ce 12 juillet 1993, à
10 heures du matin, des hélicoptères américains en formation de
combat envahissent le ciel de Mogadiscio. Ils vont bombarder pendant
dix huit minutes une villa où est censé se trouver le général Aidid.
L’attaque fera 73 victimes parmi les civils sans atteindre sa cible
présumée.
De
la terrasse d’un hôtel voisin, des journalistes et photojournalistes
assistent au bombardement. Parmi eux se trouve Dan Eldon. A 22 ans,
il est l’un des plus jeunes photographes accrédités par l’agence
de presse Reuters. Son sac à dos est prêt, il doit quitter Mogadiscio
pour rejoindre Nairobi au Kenya, pays voisin de la Somalie. Hos
Maina, un autre photojournaliste de Reuters qui est arrivé pour
le remplacer est à ses côtés. Les photographies de Dan Eldon sur
la famine en Somalie durant l’été 1992 ont déjà fait le tour du
monde et les couvertures de plusieurs magazines comme le Times
et Newsweek.
Né
à Londres en 1970, à l’âge de sept ans il quitte l’Angleterre pour
le Kenya où son père Mike vient d’être nommé par sa société pour
diriger le bureau de Nairobi. A quatorze ans, il fait de la figuration
dans le film Out of Africa qui est tourné au Kenya. A la
même époque, il commence son premier journal dans lequel il insère
photographies, coupures de presse, dessins et annotations. Le début
d’une œuvre artistique protéiforme qu’il poursuivra jusqu’à sa disparition
prématurée. Si le jeune homme a la peau blanche son cœur est africain.
Une femme de la tribu des Massaïs le prend en affection. On le baptise
" Lesharo ", celui qui rit. Une fois
diplômé, à 18 ans, il partira quatre mois à New York pour travailler
dans un magazine. Il photographie les sans-abris et des enfants
de la rue. L’Afrique lui manque.
A
son retour à Nairobi, il commence à travailler comme photographe
pour les journaux locaux. Il achète une Land Rover avec des amis
et organise une expédition à travers l’Afrique, " Safary
as a Way of Life, the journey is the Destination… "
écrit-il dans son journal. En 1989, peu de temps après la chute
du mur, il se trouve à Berlin. De retour aux Etats-Unis, après avoir
acheté une vieille Buick, il voyage de l’Iowa jusqu’en Californie
où il poursuit sa scolarité. Avec ses amis étudiants, il réussit
à réunir 17 000 dollars pour aider les réfugiés au Mozambique. Le
groupe de jeunes gens part pour l’Afrique avec pour objectif de
remettre l’argent au camp de réfugiés près du lac de Malawi. Après
un long et périlleux voyage en Land Rover, l’équipée arrivera intacte
à sa destination.
Tout
en continuant de voyager (Japon et Maroc), il poursuit son travail
photographique pour les journaux de Nairobi. La rumeur d’une famine
en Somalie le pousse à partir pour la ville somalienne de Baidoa.
Pour la première fois de sa vie, il est confronté à l’horreur. Ses
photographies alerteront le monde sur cette catastrophe humanitaire.
Le 5 juillet 1992, il découvre la ville de Mogadiscio où il devient
vite connu, les enfants de la rue le suivent et les habitants de
la ville le surnomment " le maire de Mogadiscio ".
Il photographie la ville détruite par les affrontements entre les
clans. L’une de ses photos - un adolescent torse nu, cigarette à
la bouche, un fusil automatique entre les mains, devant la cathédrale
de Mogadiscio en ruines - fait la couverture d’un magazine de Nairobi.
L’agence Reuters l’embauche comme correspondant. Il effectue un
voyage en Europe (Norvège et Angleterre) puis revient en Somalie
pour assister au débarquement des Américains. Traversant une période
de doutes, il part en vacances avec son père et sa sœur Amy. Ses
photographies de Somalie paraissent dans la presse étrangère. Il
publie également un livre de son travail photographique. Début juillet
1993, il retourne à Mogadiscio.
Le
12 juillet 1993, de la terrasse de l’hôtel Al Sahafi, Dan Eldon,
peut voir la fumée noire qui s’élève des ruines de la maison bombardée
par les hélicoptères Cobra américains. Des Somaliens arrivent à
l’hôtel en jeep et invitent les journalistes présents à venir témoigner
de l’attaque sous leur protection. Dan Eldon et Hos Maina prennent
place dans des véhicules ainsi que Mohammed Shaffi (cameraman pour
Reuters), Hansi Krauss (photographe de l’Associated Press) et Anthony
Macharia (preneur de son pour Reuters). Quand le cortège de journalistes
arrive sur place, un chaos indescriptible règne, une centaine de
Somaliens entoure déjà les lieux du drame. Dan Eldon et les autres
journalistes sautent de la jeep pour prendre des photos. Subitement,
la foule en colère se retourne contre eux et commence à leur jeter
des pierres. Les cinq hommes se séparent et partent en courant dans
plusieurs directions pour échapper à la foule. Les autres voitures
des journalistes font demi-tour précipitamment pour se mettre à
l’abri. Des soldats tirent en l’air pour écarter la foule. On retrouvera
plus tard dans la cour de la villa le corps déchiqueté de Dan Eldon
ainsi que ceux des trois autres journalistes dans les rues adjacentes
du quartier. Tous ont été lapidés à mort. Seul Mohammed Shaffi aura
survécu miraculeusement au lynchage.
La
semaine suivante au Kenya, les cendres de Dan Eldon sont dispersées
dans le vent africain en territoire Massaï. Kathy Eldon trouvera
dans le sac à dos de son fils le dernier volume de son journal.
Avec les 17 autres volumes, immense puzzle intime de collages d’images,
de dessins et de mots elle réalisera un livre merveilleux pour
raconter la vie de Dan Eldon qui aura été semblable à celle d’une
étoile filante : brève et intense.
Jean-Luc
Bitton
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