Quand
es-tu arrivé à Mogadiscio ?
Je suis arrivé à Mogadiscio mi-juin 1993.
Quelle
a été ta première impression ?
J’ai été frappé par la beauté incroyable de cette ville.
As-tu
ressenti un sentiment d’insécurité ?
Oui. J’avais un interprète, mais quand je me promenais dans
la ville, j’avais deux gardes du corps armés qui m’accompagnaient
dans mes déplacements, surtout dans les quartiers dangereux.
Où
te trouvais-tu le matin de ce 12 juillet 1993 ?
Je me trouvais à l’hôtel Al Sahafi,
l’hôtel où se trouvaient tous les journalistes et photographes envoyés
en mission à Mogadiscio.
As-tu
assisté au bombardement de la villa par les hélicoptères américains ?
Ce matin, nous avons tous entendu le bruit des hélicoptères
et nous sommes tout de suite montés sur la terrasse de l’hôtel pour
voir ce qui se passait. Il y avait quatre hélicoptères américains
qui survolaient la ville et qui ont commencé à mitrailler une cible
proche de l’hôtel.
Avec
qui étais-tu à ce moment là ?
J’étais avec Dan Eldon, Hos Maina Mohammed Shaffi et Hansi Krauss.
Nous étions tous sur la terrasse à observer ce qui se passait.
Comment
Dan Eldon a t-il réagi ?
Je me souviens d’abord avoir suivi Hansi Krauss qui est parti
dans sa chambre pour prendre ses appareils photos en me disant " J’y
vais, je le sens bien ! " Quant à Dan Eldon,
il n’était pas bien, il ne voulait pas y aller, il devait repartir
pour Nairobi ce jour là, Hos Maina était arrivé pour le remplacer.
Dan m’a dit : " Faut pas y aller, c’est trop dangereux !
C’est un quartier très mauvais… " Il a pressenti le
danger. Il connaissait très bien la ville et ses habitants, tout
le monde l’appelait " le maire de Mogadiscio ".
Il avait suivi tout le conflit, la catastrophe humanitaire, il était
basé à Nairobi. Il était vraiment intégré, parfois on le voyait
en pagne comme un Somalien. Il faisait même des tee-shirts qu’il
vendait aux journalistes, j’en avais acheté deux, dessus il y avait
une kalachnikov barrée avec un jeu de mots en anglais.
Depuis
combien de temps était-il à Mogadiscio ?
Une mission de guerre, c’est toujours trois semaines ou un mois.
Après cette durée, on estime que ça devient trop dangereux parce
qu’on s’habitue au terrain. Donc Dan, ça devait faire trois semaines
au moins qu’il se trouvait là.
Que
s’est-il passé ensuite ?
J’ai envoyé mes gardes du corps sur place en leur demandant
de revenir pour me décrire la situation. Puis des Somaliens armés
sont arrivés à l’hôtel en véhicules 4X4 et ont proposé de tous nous
emmener sur place pour faire des photos. Chacun a pris place dans
une voiture. Je devais monter avec Hansi Krauss, j’ai ouvert
la portière mais je ne suis pas entré. En refermant la portière,
j’ai eu une drôle de sensation, comme si j’avais raté un avion qui
allait s’écraser. Au même moment, j’ai aperçu mes gardes qui revenaient.
Ils m’ont dit : " C’est trop dangereux !
Il ne faut pas aller là-bas ! "
Tu
y es allé tout de même, malgré leurs conseils…
Oui. Tout le monde y allait. Je devais faire des photos aussi.
Le convoi est parti. Dan Eldon et les autres se trouvaient en tête
du cortège. Nous étions tous accompagné par des gardes du corps
armés. On se sentait sous protection.
Que
s’est-il passé à l’arrivée du convoi de voitures ?
Je me souviens qu’il y avait derrière nous une voiture de journalistes
italiens, dès que le convoi est arrivé sur les lieux, ils ont fait
immédiatement demi-tour sans sortir de leur voiture. Ils ont vu
le danger tout de suite. Nous, on a pas vu le danger. Dès que je
suis sorti de la voiture, j’ai été pris à partie par la foule qui
était très compacte, j’ai commencé à être caillassé et cogné. Même
à ce moment là, j’ai pas vu le danger. Mes gardes du corps m’ont
alors extrait de la foule et projeté à l’intérieur de la voiture.
Ils ont fait un demi-tour très rapide en tirant quelques coups de
feu en l’air par les fenêtres. Les hélicoptères américains tournaient
encore dans le ciel. Je leur ai dit : " Faites
attention, laissez-moi ici, il faut que je fasse des photos ! "
Je les ai quasiment insultés et ils m’ont répondu : " Non,
on repart ! ". Ils m’ont ramené à l’hôtel puis
ils sont repartis sur place. Quand ils sont revenus, ils m’ont annoncé qu’ils
étaient tous morts. Je suis allé dans les chambres de Dan Eldon
et de Hansi Krauss pour voir et me rendre compte que je me retrouvais
seul.
Quelle
est la dernière image que tu as d’eux ?
Quand je suis sorti de la voiture, vu que c’était des 4X4, donc
assez haut, je les ai vus fendre la foule, j’ai vu leurs têtes.
J’ai vu Hansi qui avait toujours un foulard de pirate sur la tête,
j’ai vu Mohammed Shaffi avec sa caméra sur l’épaule, j’ai vu Dan
Eldon en premier qui se dirigeait vers l’intérieur de la villa.
Pourquoi
leurs gardes du corps ne les ont pas protégés ?
Je sais que les gardes du corps de Hansi Krauss sont partis
et l’ont laissé seul. Pour les autres, je ne sais pas.
Est-il
vrai qu’un pilote américain voyant de son hélicoptère Dan Eldon
se faire lyncher, a demandé à son commandement l’autorisation d’intervenir
et qu’on lui a dit de rentrer à la base ?
Je ne peux pas te confirmer, mais c’est vrai que j’ai entendu parler
de cette histoire.
Qui
a retrouvé les corps ?
Le corps de Dan Eldon a été récupéré par les Américains dans
la cour de la villa. Je n’ai pas vu son corps, mais les Américains
m’ont dit que de tous les corps, c’était celui de Dan le plus abîmé,
il avait la peau du visage déchiquetée. Il a eu une mort atroce.
Il s’est retrouvé seul dans la grande cour de la villa poursuivi
par des centaines de personnes qui l’ont lapidé et donné des coups
de couteaux. Hansi Krauss quand ils l’ont déposé aux abords de
la ville, il n’était pas mort, il avait été lapidé, il avait les
yeux crevés, mais il était encore vivant. Ils l’ont achevé ensuite
d’une balle dans le cœur à bout portant. C’est le médecin américain
qui m’a dit ça, quand je suis allé voir le corps.
Quel
souvenir tu gardes de Dan Eldon ?
Un super
souvenir. C’était quelqu’un que je croisais chaque fois que quand
je venais en Somalie et quand j’arrivais à Mogadiscio, il était
toujours là pour m’accueillir. Je me rappelle qu’un jour il est
venu en larmes dans ma chambre d’hôtel parce qu’il avait raté des
Italiens qui s’étaient fait attaquer. Moi, j’avais pris des photos
parce que j’étais à l’endroit par hasard. Lui n’avait pas de photos
et il s’était fait engueuler par Reuters. C’était quelqu’un de très
sensible, un très beau mec aussi. Il avait une sensibilité, une
gentillesse, une douceur. C’était un mec très doux. Hansi Krauss,
c’était autre chose, une sorte de chien fou.
A
ton avis, pourquoi la foule s’en est pris aux photographes ?
J’ai
assisté à plusieurs bombardements à Mogadiscio et à chaque fois,
ce que j’ai trouvé de très curieux, il y avait toujours la foule
qui regardait sans avoir conscience du danger. Donc, quand les
hélicoptères ont commencé à mitrailler la villa, tous les gens du
quartier sont venus pour regarder. La première réaction à un bombardement,
c’est de se cacher. J’ai l’impression aussi que la conscience de
la valeur de la vie est beaucoup plus relative pour eux que pour
nous. Des Américains tuaient des leurs et du fait qu’on était des
occidentaux, on était forcément complices et du côté des Américains.
Comment
Mohammed Shaffi a survécu au lynchage?
Déjà,
il était noir et il parlait arabe. Il a crié à la foule en arabe
qu’il connaissait le Général Aidid. C’est ce qui lui sauvé la vie.
As-tu
parlé avec des Somaliens de ce qui s’était passé ?
J’ai
beaucoup parlé avec mes gardes du corps qui étaient des gens très
bien. J’étais dans un état lamentable, j’ai passé une nuit blanche,
j’étais parano, je pensais qu’ils allaient nous attaquer, je leur
disais : « je ne comprends pas… ». Ils me
disaient : « you are a lucky man ! ».
Moi, j’étais là, les autres étaient morts, mais quelque part c’était
pas très grave…
Es-tu
resté à Mogadiscio ?
Je suis
parti le lendemain. Reuters a retiré tous ses photographes de Somalie.
Pendant un mois, j’ai été mal. J’ai eu peur rétrospectivement.
Y
a t-il eu une enquête officielle sur cette affaire ? une déclaration
des Américains ?
Non,
à ce que je sache aucune enquête n’a été faite. Je n’ai pas le souvenir
d’une déclaration des Américains. J’étais parti aussi.
Es-tu
retourné en Somalie ?
Oui.
Pour le départ des Américains, mais je ne suis pas rentré dans Mogadiscio,
je suis resté sur la plage…
Propos
recueillis par Jean-Luc Bitton,
le 26 février 2002
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