Sommaire
+ Certainement pas
+ Il parait que
+ In memoriam
+ Casse-moi, si tu peux
+ salauds de pauvres !
+ La mort d’un écrivain
+ C’est d’ennui que se ferment les yeux des lecteurs
+ Pause
+ "Quelque part, quelqu’un…"
+ La dernière soirée de la revue Perpendiculaire
+ Les instantanés amoureux de Mayumi
+ Dan Eldon ou la chute de l’ange de Mogadiscio
+ " Le jour se lève, ça vous apprendra "
+ Tazmamart : la honte du Maroc
+ A Manosque
+ " Sur ma route " de Carolyn Cassady
 
Entretien-témoignage avec Eric Cabanis, photographe à l’AFP.

Il était à Mogadiscio le 12 juillet 1993.
Il se trouvait avec Dan Eldon, Hos Maina, Hansi Krauss, Anthony Macharia qui ont été lynchés par la foule en colère suite à un bombardement américain. 
Il doit la vie à Mammoud et Saïd, ses gardes du corps, qui l’ont forcé à se mettre à l’abri. .

Quand es-tu arrivé à Mogadiscio ?
Je suis arrivé à Mogadiscio mi-juin 1993.

Quelle a été ta première impression ?
J’ai été frappé par la beauté incroyable de cette ville.

As-tu ressenti un sentiment d’insécurité ?
Oui. J’avais un interprète, mais quand je me promenais dans la ville, j’avais deux gardes du corps armés qui m’accompagnaient dans mes déplacements, surtout dans les quartiers dangereux.

Où te trouvais-tu le matin de ce 12 juillet 1993 ?
Je me trouvais à l’hôtel Al Sahafi, l’hôtel où se trouvaient tous les journalistes et photographes envoyés en mission à Mogadiscio.

As-tu assisté au bombardement de la villa par les hélicoptères américains ?
Ce matin, nous avons tous entendu le bruit des hélicoptères et nous sommes tout de suite montés sur la terrasse de l’hôtel pour voir ce qui se passait. Il y avait quatre hélicoptères américains qui survolaient la ville et qui ont commencé à mitrailler une cible proche de l’hôtel.

Avec qui étais-tu à ce moment là ?
J’étais avec Dan Eldon, Hos Maina Mohammed Shaffi et Hansi Krauss. Nous étions tous sur la terrasse à observer ce qui se passait.

Comment Dan Eldon a t-il réagi ?
Je me souviens d’abord avoir suivi Hansi Krauss qui est parti dans sa chambre pour prendre ses appareils photos en me disant " J’y vais, je le sens bien ! " Quant à Dan Eldon, il n’était pas bien, il ne voulait pas y aller, il devait repartir pour Nairobi ce jour là, Hos Maina était arrivé pour le remplacer. Dan m’a dit : " Faut pas y aller, c’est trop dangereux ! C’est un quartier très mauvais… " Il a pressenti le danger. Il connaissait très bien la ville et ses habitants, tout le monde l’appelait " le maire de Mogadiscio ". Il avait suivi tout le conflit, la catastrophe humanitaire, il était basé à Nairobi. Il était vraiment intégré, parfois on le voyait en pagne comme un Somalien. Il faisait même des tee-shirts qu’il vendait aux journalistes, j’en avais acheté deux, dessus il y avait une kalachnikov barrée avec un jeu de mots en anglais.  

Depuis combien de temps était-il à Mogadiscio ?
Une mission de guerre, c’est toujours trois semaines ou un mois. Après cette durée, on estime que ça devient trop dangereux parce qu’on s’habitue au terrain. Donc Dan, ça devait faire trois semaines au moins qu’il se trouvait là.

Que s’est-il passé ensuite ?
J’ai envoyé mes gardes du corps sur place en leur demandant de revenir pour me décrire la situation. Puis des Somaliens armés sont arrivés à l’hôtel en véhicules 4X4 et ont proposé de tous nous emmener sur place pour faire des photos. Chacun a pris place dans une voiture. Je devais monter avec Hansi Krauss, j’ai ouvert la portière mais je ne suis pas entré. En refermant la portière, j’ai eu une drôle de sensation, comme si j’avais raté un avion qui allait s’écraser. Au même moment, j’ai aperçu mes gardes qui revenaient. Ils m’ont dit : " C’est trop  dangereux ! Il ne faut pas aller là-bas ! "

Tu y es allé tout de même, malgré leurs conseils…
Oui. Tout le monde y allait. Je devais faire des photos aussi. Le convoi est parti. Dan Eldon et les autres se trouvaient en tête du cortège. Nous étions tous accompagné par des gardes du corps armés. On se sentait sous protection.

Que s’est-il passé à l’arrivée du convoi de voitures ?
Je me souviens qu’il y avait derrière nous une voiture de journalistes italiens, dès que le convoi est arrivé sur les lieux, ils ont fait immédiatement demi-tour sans sortir de leur voiture. Ils ont vu le danger tout de suite. Nous, on a pas vu le danger. Dès que je suis sorti de la voiture, j’ai été pris à partie par la foule qui était très compacte, j’ai commencé à être caillassé et cogné. Même à ce moment là, j’ai pas vu le danger. Mes gardes du corps m’ont alors extrait de la foule et projeté à l’intérieur de la voiture. Ils ont fait un demi-tour très rapide en tirant quelques coups de feu en l’air par les fenêtres. Les hélicoptères américains tournaient encore dans le ciel. Je leur ai dit : " Faites attention, laissez-moi ici, il faut que je fasse des photos ! " Je les ai quasiment insultés et ils m’ont répondu : " Non, on repart ! ". Ils m’ont ramené à l’hôtel puis ils sont repartis sur place. Quand ils sont revenus, ils m’ont annoncé qu’ils étaient tous morts. Je suis allé dans les chambres de Dan Eldon et de Hansi Krauss pour voir et me rendre compte que je me retrouvais seul.

Quelle est la dernière image que tu as d’eux ?
Quand je suis sorti de la voiture, vu que c’était des 4X4, donc assez haut, je les ai vus fendre la foule, j’ai vu leurs têtes. J’ai vu Hansi qui avait toujours un foulard de pirate sur la tête, j’ai vu Mohammed Shaffi avec sa caméra sur l’épaule, j’ai vu Dan Eldon en premier qui se dirigeait vers l’intérieur de la villa.

Pourquoi leurs gardes du corps ne les ont pas protégés ?
Je sais que les gardes du corps de Hansi Krauss sont partis et l’ont laissé seul. Pour les autres, je ne sais pas.

Est-il vrai qu’un pilote américain voyant de son hélicoptère Dan Eldon se faire lyncher, a demandé à son commandement l’autorisation d’intervenir et qu’on lui a dit de rentrer à la base ?
Je ne peux pas te confirmer, mais c’est vrai que j’ai entendu parler de cette histoire.

Qui a retrouvé les corps ?
Le corps de Dan Eldon a été récupéré par les Américains dans la cour de la villa. Je n’ai pas vu son corps, mais les Américains m’ont dit que de tous les corps, c’était celui de Dan le plus abîmé, il avait la peau du visage déchiquetée. Il a eu une mort atroce. Il s’est retrouvé seul dans la grande cour de la villa poursuivi par des centaines de personnes qui l’ont lapidé et donné des coups de couteaux.  Hansi Krauss quand ils l’ont déposé aux abords de la ville, il n’était pas mort, il avait été lapidé, il avait les yeux crevés, mais il était encore vivant. Ils l’ont achevé ensuite d’une balle dans le cœur à bout portant. C’est le médecin américain qui m’a dit ça, quand je suis allé voir le corps.

Quel souvenir tu gardes de Dan Eldon ?
Un super souvenir. C’était quelqu’un que je croisais chaque fois que quand je venais en Somalie et quand j’arrivais à Mogadiscio, il était toujours là pour m’accueillir. Je me rappelle qu’un jour il est venu en larmes dans ma chambre d’hôtel parce qu’il avait raté des Italiens qui s’étaient fait attaquer. Moi, j’avais pris des photos parce que j’étais à l’endroit par hasard. Lui n’avait pas de photos et il s’était fait engueuler par Reuters. C’était quelqu’un de très sensible, un très beau mec aussi. Il avait une sensibilité, une gentillesse, une douceur. C’était un mec très doux. Hansi Krauss, c’était autre chose, une sorte de chien fou.

A ton avis, pourquoi la foule s’en est pris aux photographes ?
J’ai assisté à plusieurs bombardements à Mogadiscio et à chaque fois, ce que j’ai trouvé de très curieux, il y avait toujours la foule qui regardait sans avoir conscience du danger.  Donc, quand les hélicoptères ont commencé à mitrailler la villa, tous les gens du quartier sont venus pour regarder. La première réaction à un bombardement, c’est de se cacher. J’ai l’impression aussi que la conscience de la valeur de la vie est beaucoup plus relative pour eux que pour nous. Des Américains tuaient des leurs et du fait qu’on était des occidentaux, on était forcément complices et du côté des Américains.   

Comment Mohammed Shaffi a survécu au lynchage?
Déjà, il était noir et il parlait arabe. Il a crié à la foule en arabe qu’il connaissait le Général Aidid. C’est ce qui lui sauvé la vie.

As-tu parlé avec des Somaliens de ce qui s’était passé ?
J’ai beaucoup parlé avec mes gardes du corps qui étaient des gens très bien. J’étais dans un état lamentable, j’ai passé une nuit blanche, j’étais parano, je pensais qu’ils allaient nous attaquer,  je leur disais : «  je ne comprends pas… ». Ils me disaient : « you are a lucky man ! ». Moi, j’étais là, les autres étaient morts, mais quelque part c’était pas très grave…  

Es-tu resté à Mogadiscio ?
Je suis parti le lendemain. Reuters a retiré tous ses photographes de Somalie. Pendant un mois, j’ai été mal. J’ai eu peur rétrospectivement.  

Y a t-il eu une enquête officielle sur cette affaire ? une déclaration des Américains ?
Non, à ce que je sache aucune enquête n’a été faite. Je n’ai pas le souvenir d’une déclaration des Américains. J’étais parti aussi.  

Es-tu retourné en Somalie ?
Oui. Pour le départ des Américains, mais je ne suis pas rentré dans Mogadiscio, je suis resté sur la plage…

Propos recueillis par Jean-Luc Bitton, le 26 février 2002

- Dan Eldon ou la chute de l’ange de Mogadiscio
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