Ses
détracteurs n’arriveront pas à me convaincre, Pierre Bourdieu m’est
sympathique. Déjà, il y a quelques années, alors que j’avais sollicité
son parrainage pour un vague projet de mensuel autour du Web citoyen,
il s’était donné la peine de me répondre personnellement, avec un
intérêt sincère pour ledit projet et des mots encourageants pour
mener à bien cette entreprise utopiste, qui n’a jamais vu le jour,
mais m’a permis de reconsidérer mon jugement sur les mandarins universitaires.
Et Bourdieu n’est pas et ne sera jamais un mandarin. "Il
n’y a que les bourgeois, les riches qui ont quelque chose à cacher,
les pauvres, eux, n’ont rien à cacher, à part à leurs patrons…"
(P. Bourdieu dans "La sociologie est un sport de combat"
film de Pierre Carles). Mon
actuel livre de chevet me permet de faire une liaison facile (P.B.
y est d’ailleurs cité) : Corps et âme, de Loïc Wacquant,
sous-titré Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur.
L’auteur, universitaire reconnu, a quitté le cocon enseignant, pour
s’inscrire dans un club de boxe d’un quartier du ghetto noir de
Chicago. Pendant trois ans, Wacquant participera aux entraînements,
enchaînant shadow-boxing (exercices devant le miroir), travail aux
pads (coups dans des palettes en cuir), au sac de frappe et au speed
bag (poire de vitesse) et sparring (assauts sur le ring). Bel exemple
d’observation participante qui m’a donné l’envie de remettre
les gants…Autre livre de chevet : Rimbaud à Aden, livre
de Jean-Jacques Lefrère (qui vient de publier LA biographie de Rimbaud)
et Jean-Hughes Berrou (photographe). Livre de photographies avec
cette idée lumineuse de confronter les images d’Aden à l’époque
du poète à celles d’aujourd’hui. Où l’on voit que la "maison
Rimbaud" s’est transformée en Hôtel Rambow. Qui n’a pas
rêvé de dire merde à tout le monde ? de tourner le dos à cette
société où la brutalité et la médiocrité sont reines, pour partir
faire du commerce d’épices et de pierres précieuses dans des déserts
brûlants, loin de la laideur de ce monde. Qui n’a pas rêvé…
" Je
n’ai jamais fait de mal à personne. Au contraire, je fais un peu
de bien quand j’en trouve l’occasion, et c’est mon seul plaisir."
(Lettre
de Rimbaud d’Aden)
Le pire
pour la fin. Un livre choc, brutal mais vital : Tazmamart,
cellule 10 (Tarik Editions) de Ahmed Marzouki. Son auteur témoigne
des atrocités qu’il a subies, lui est ses compagnons de détention,
lors de ses dix-huit années d’emprisonnement au bagne concentrationnaire
de Tazmamart au Maroc. Hassein II a offert ce voyage en enfer à tous
ceux qui avaient participé (la plupart à leur corps défendant) aux
deux tentatives de coup d’Etat de juillet 71 et août 72.
Extrait :
"En entrant dans sa cellule, à la lueur fade de la lumière
qui pénétrait par la porte entrouverte, nous découvrîmes un spectacle
d’une grande cruauté, honteux pour le Maroc. Comment mon pays a-t-il
pu réserver un tel supplice à l’un de ses enfants ? Comment
certains de ses responsables ont-ils pu dans le secret se comporter
comme les plus abominables des criminels ? Lghalou s’était
transformé en un amas pourri de sang, de sueur, d’urine et de saletés.
Son corps s’était rétréci d’une manière inimaginable et il ressemblait
désormais à un gamin de huit ou neuf ans, affublé d’une barbe à
moitié blanche qui pendait sur les os apparents de son thorax affreusement
amaigri. Quand Ghalloul et moi lui avons enlevé ses vêtements, la
chair est venue avec, laissant apparaître certains os."
Ahmed
Marzouki est arrivé à Tazmamart en août 1973. La porte de sa cellule
s’est ouverte en septembre 1991. Comme les autres rescapés de cet
Auchwitz marocain, il vit aujourd’hui dans la précarité et l’indifférence,
quand ses tortionnaires vivent dans la tranquillité. Comme lui, à
la fin de son livre, je me pose la même question : ce pays, changera-t-il
un jour ?
Jean-Luc Bitton |