Du
27 septembre au 1er octobre 2000, j’étais à Manosque,
invité pour mon dernier livre (Nos amours, une anthologie
de lettres d’amour au XX ème siècle, éditions Flammarion) par Olivier
Adam, Olivier Chaudenson et Charles Robillard, organisateurs des
fameuses Nuits de la correspondance. J’en profite pour les remercier
et saluer leur enthousiasme à mettre en scène chaque année cette
fête de l’épistolaire en dépit des difficultés rencontrées ( maigre
budget et pluies intempestives). J’avoue tout de même avoir été
déçu par la ville de Manosque qui n’a plus rien à voir avec le « village
d’or » décrit par l’enfant du pays, Jean Giono. La ville, comme
d’autres villes moyennes du Sud, semble avoir sombré dans une déliquescence
architecturale, où les cités HLM se disputent aux maisons individuelles
Phénix. Sans oublier l’ambiance de couvre-feu qui règne après 20
heures dans les rues manosquines désertes qui, pour le passant égaré,
se transforme vite en coupe-gorge du fait de la présence de petites
frappes désœuvrées qui errent en attente de quelque mauvais coup.
Bref, cette atmosphère figée et pesante calme vos ardeurs et fantasmes
sur vos éventuels projets d’un retour en province et c’est ventre
à terre que vous rentrez à Paname…
Mais alors, me direz-vous, que s’est-il passé à Manosque pour cette
5 ème édition des Nuits de la correspondance ? Et bien, il
s’est passé quelque chose que je n’aurais pas voulu rater pour rien
au monde. Ce « quelque chose », ce fut un hommage en deux
temps à l’écrivain Georges Hyvernaud. Tout d’abord lors d’une nuit
musicale avec Serge Teyssot-Gay, le guitariste du meilleur groupe
de rock français, Noir Désir.
Sergio
a écrit et composé de la musique autour du remarquable texte La
peau et les os d’Hyvernaud (publié au Dilettante). Le fruit
de ce mariage entre la musique et la littérature est un disque magnifique
« On croit qu’on en est sorti » paru chez Barclay, où
les riffs sauvages et lourds du guitariste s’entremêlent avec la
voix grave et sensuelle du musicien déclamant la prose hypnotique
et lumineuse de Georges Hyvernaud. C’est donc à Manosque en avant-première
que le guitariste de Noir Désir présenta cette extraordinaire création
sonore. Seules quelques étonnantes peintures (un ami peintre du
musicien influencé par Francis Bacon) entouraient le guitariste,
qui durant 1h30 sans interruption, debout devant le public, les
mains dans les poches ou bras ballants, récita d’une voix border
line, des extraits de La Peau et des os, sur une bande
son névrotique. Le public à la sortie du show était sous le choc
et se précipitait sur les livres d’Hyvernaud en vente à la sortie
de la salle.
Autre hommage à Hyvernaud, moins tendu mais tout aussi savoureux
et émouvant, celui de l’acteur Jacques Gamblin qui prêta, le temps
d’une soirée manosquine, sa voix singulière pour la lecture de lettres
inédites d’Hyvernaud à sa femme écrites en captivité. Dans ces lettres
d’Oflag, on retrouve tout ce qui fait la force et la sensibilité
de l’écriture d’Hyvernaud, ce regard unique, acéré et juste, rebelle
aussi. Quand d’autres s’étaleront sur la solidarité et la grandeur
humaine dans les camps de prisonniers, Hyvernaud leur met sous le
nez les traces de merde sèche sur les sièges des chiottes collectifs,
mais également la petitesse quasi générale des hommes en captivité,
leurs faiblesses et leurs peurs, petites médiocrités admirablement
décrites par l’écrivain à la pointe sèche. La soirée fut magique.
Gamblin, pieds nus sur scène, dans un cercle de lumière, lisant
les lettres, puis les jetant au sol après leur lecture. L’acteur
saura servir cette bouleversante correspondance de l’écrivain, en
sachant se montrer discret, puis complice dans cet humour désenchanté
mais irrésistible qui caractérise l’œuvre d’Hyvernaud. La dernière
lettre lue, cette belle image de l’acteur, debout seul dans le halo
blanc de la poursuite, avec à ses pieds une corolle de feuilles
blanches. Respect.
« Je ne marche pas » a écrit un jour Hyvernaud.
Cette phrase à elle seule résume bien le personnage de l’écrivain.
Cette simple négation pose l’homme. Un humaniste anticonformiste
qui rajoute plus loin : "On marche, on marche, et au
bout du compte on n'est pas plus avancé." Né en 1902, mort
en 1983, ce modeste professeur sera fait prisonnier en 1940, il
est libéré en 1945. De ces cinq années de captivité, naît un livre,
La peau et les os, préfacé par Raymond Guérin, véritable
journal de l’homme captif.. Ce récit comme le suivant, Wagon
à vaches (paru en 1953) passera inaperçu. Découragé, Georges
Hyvernaud renoncera à toute publication. Aujourd’hui, son œuvre,
qui n’a pas pris une ride, paraît même moderne et incontournable,
est rééditée, principalement aux éditions Le Dilettante. Rebonjour
Monsieur Hyvernaud ! Je vous laisse le dernier mot
« Beuret
a des mains râpeuses et rouges. Sa mère avait des mains comme
ça, j'en suis sûr (...) Mains misérables des laveuses de vaisselle,
des récureuses de casseroles. Il en est fier de ses mains.
Le voilà qui s'interrompt pour tirer un de ses mégots de la
boîte où il les conserve. Il fumoche : un petit plaisir qu'il
s'accorde. Petits plaisirs des petites vies aplaties. Petite
morale: se contenter de peu, ne pas user, ne pas oser. Douce
petite morale recroquevillée de mon enfance. On m'a appris ça,
dans la maison du quartier Saint Roch. Je n'en suis pas encore
guéri. On m'a appris les saines vertus des petites gens qui
pataugent dans leur existence invisible. Les modestes, les discrètes
vertus populaires. (...) Ma mère était couturière, et mon père
ajusteur. Ca me dispense des précautions. Je laisse la piété
aux niais et aux cyniques. Ils peuvent se rincer l'âme, si ça
leur chante, avec la mystique du travail et la petite vertu
Espérance. (...) Moi, ça me laisse froid. je n'y vois que des
façons de travestir en courage et en révolte des faiblesses
et des acceptations. Ca ne mord pas sur moi. Je ne marche pas. »
(La Peau et les os) |
Jean-Luc
Bitton
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