J-L
Bitton : Quelle est lorigine des groupes paramilitaires
au Mexique, quand cela a t-il commencé?
André Aubry : Les groupes paramilitaires, ça
a commencé il y a environ deux ans. En août 1995,
lEZLN (Armée Zapatiste de Libération Nationale)
a lancé une grande consultation nationale, il y a eu
trois millions et demi de votes. Lune des régions
où lassistance populaire indigène a couru
pour répondre à ce référendum,
cétait la zone Nord de la région Chole,
la réponse à cette effervescence politique a
été la création de Paix et Justice et
en même temps que Paix et Justice de nouveaux organismes
policiers comme les BOM (Brigades dopérations
mixtes) et Force et Réaction, qui sont des groupes
de paysans formés par le ministère public, les
militaires et la police. Donc ça, cest le démarrage,
alors en même temps 1995 cétait le début
dune campagne électorale locale, des élections
municipales.
J-L B : Cétait donc une réaction politique
A. Aubry : Tout à fait, cest une contre-insurgence
politique avec des moyens policiers. La zone Nord, disons,
a servi de laboratoire et alors petit à petit ça
été mis au point et ça a dégouliné
sur les autres régions. La zone Nord du Chiapas est
frontalière avec le Tabasco, ensuite cest un
verrou ou une porte dentrée avec la Selva Lancadona.
Le Chiapas, il y a deux cornes au Nord, cest la corne
la plus ample de droite, entre les deux cornes, il y a Amatan,
c'est-à-dire toute la région Zoque. La porte
dentrée en venant dici, cest Bachajon,
toute la région Tzeltal, les Chichulines cest
un autre mouvement paramilitaire. Depuis 1997, une fois que
loffensive politique de lEZLN sest concrétisée
avec les municipalités autonomes, la grande marche
à Mexico, ça a suscité toute une série
dautres mouvements paramilitaires : Mascarada Roja,
le MIRA et ceux qui nont pas encore de noms comme à
Chenalho. Il y a aussi lAlliance de San Bartolemé
qui se forme avec les Chichulines.
J-L B : Quelle est la différence entre ces groupes
et les Guardias Blancas (Garde Blanche)?
A. Aubry : Cest autre chose, les Guardias Blancas,
cest quelque chose de très aristocratique, ce
nest pas une milice mais une police parallèle
essentiellement politique et qui existe depuis très
longtemps. Cest une façon politico-policière
du régime dadministrer les différends
avec lopposition. Les Guardias Blancas, ce sont des
pistolero aristocratiques, ce ne sont pas des fantassins,
ils vont en voiture, ils sont élégants, ils
ont des objectifs extrêmement précis qui sont
à la fois politiques et agraires. Ils sont étrangers
aux communautés dans lesquelles ils opèrent.
Ils sont payés cher, ils font même du chantage.
Alors que les paramilitaires, cest tout à fait
différend, ce sont des gens du cru, des autochtones
qui agissent dans leur communauté, ce sont donc des
agents induits, ça fait partie de loption stratégique
de la contre-insurrection.
J. L B : Y a t-il une hiérarchie dans ces groupes
?
A. Aubry : Oui, il y a des leaders et des Etats-Majors.
Par exemple, Paix et Justice, cest très hiérarchisé,
comme larmée, avec des grades dOfficier,
de Colonel, de Général, etc.
J-L B : Combien sont-ils ?
A. Aubry : À Chenahlo (municipalité dont
dépend Acteal, le village où a eu lieu le massacre),
sur les 28 villages impliqués, il ny a que 8
villages paramilitaires avec 260 membres.
J.L B : Quels ont été les initiateurs de
ces groupes ?
A. Aubry : Pour Paix et Justice, cest le député
local. Il le déclare publiquement, il ny a aucun
mystère. Les autres sont encore très clandestins,
cest difficile de savoir. À Chenalho, cest
un groupe dinstituteurs au nom de SOCANA, ce sont eux
les inspirateurs intellectuels, en très étroite
dépendance avec le Gouverneur de lÈtat
Ruiz Ferro, qui serait lui-même manipulé par
des hauts gradés de lArmée mexicaine.
J-L B : Qui entraîne et finance ces groupes ?
A. Aubry : Paix et Justice pour obtenir le financement
a changé de nom et est devenu Développement
Paix et Justice moyennant quoi il a reçu un financement
de 4 millions de pesos (500 000 $US) du gouvernement, en plus
de ça SOCANA dans la zone Nord doit avoir un financement
de lordre de 6 millions de pesos (750 000 $US). A Chenahlo,
cest différent, les finances sont collectées
localement, donc les paramilitaires qui sont presque tous
volontaires, décrètent un impôt de guerre,
dont une partie sert à payer leur salaire, lautre
partie pour acheter leurs armes. En plus de ça, il
y a linstitution du butin, avec le bénéfice
confisqué de la récolte du café, le quintal
doit être actuellement à 160 $US, cest
un record depuis la crise de 1989. Ça leur permet dacheter
des munitions. Avant davoir ce financement, il y avait
les barrages sur les routes. Je me rappelle, il y a un an
et demi à un barrage, on ma dit :
"Tu peux passer, mais cest 400 pesos.
-Pourquoi 400 pesos ?
-Une balle dAK-47, ça coûte 12 pesos et
quand tu tires cest combien de balles dun coup
?
Ces barrages servaient à payer les munitions. A
Chenahlo, cest plus perfectionné, il y a linstitutionnalisation
du butin qui permet davoir les munitions. En plus de
ça, il y a probablement des services payés,
un salaire pour le service rendu.
J-L B : Ces gens ont donc un salaire ?
A. Aubry : A Chenahlo, ce quils appellent les gardes,
ils sappellent pas paramilitaires, ils sappellent
"guardias", ont un salaire de 700 pesos par quinzaine, ce
qui fait 1400 pesos par mois (175 $US), ce qui est beaucoup
pour un paysan.
J-L B : Quels sont les intérêts de ces groupes
?
A. Aubry : Dans la région Nord, cest un système
de cooptation classique. Ceux qui sont du bon côté
ont des avantages très net : crédits, colis
alimentaires, un rôle préférentiel pour
les semences, etc. A Chenahlo, ce sont principalement des
paysans sans terres, par conséquent des gens qui navaient
pas de solutions et qui vivaient de délinquance, donc
la paramilitarisation vient résoudre un de leurs problèmes
et leur donne un tout autre statut. Ce qui était de
la délinquance devient légitimé et larme
leur donne un pouvoir et un prestige que ni eux ni leurs parents
nont jamais eus.
J.L
B : Et limpunité ?
A. Aubry : Elle est totale, ces gens ne sont pas inquiétés,
tout le monde savait qui cétait à Acteal.
J. L B : Existe t-il des liens entre ces groupes ?
A. Aubry : Oui, ils sont obligés de se coordonner,
ils peuvent pas brûler deux fois la même maison.
Il y a un service de renseignement que tout le monde connaît,
des Volkswagen rouges dans lesquelles ils circulent pour faire
des liaisons.
J. L B : Que pensez-vous de la version officielle, que
le massacre dActeal serait le résultat dune
guerre fratricide, de religions ?
A. Aubry : Cest complètement ridicule, lex-Prédident
municipal de Chenahlo qui est actuellement en prison est évangéliste
et lactuel Président du Conseil autonome de Polho
fait partie de cette même église évangélique.
Ce nest pas du tout une guerre de religion, ils sont
de la même religion et ils se tirent dessus. Il ny
a pas de motifs religieux, cest de limagination
grotesque pour essayer de dissimuler la véritable explication,
ça fait partie du camouflage. Alors, cest peut-être
de bonne foi, mais si cest de bonne foi, cest
que ce sont des imbéciles, et sils sont pas imbéciles,
cest de la mauvaise foi.
J. L B : Quant à une guerre interethnique ?
A. Aubry : La communauté, cest un mythe.
Cest fini, il ny a pas un seul membre du PRI (Parti
Révolutionnaire Institutionnel, le parti au pouvoir
depuis plus de 60 ans) qui nest pas de parent, de gendre
ou de neveu qui soit zapatiste. Dans les familles catholiques,
on trouve également des évangélistes.
Lunité se fait toute seule. En général,
cest la nouvelle génération qui est zapatiste.
J. L B : Quel rôle ont joué les autorités
dans le massacre dActeal ?
A. Aubry : La caserne de larmée est à
quelques kilomètres dActeal, une demi-heure de
voiture, le poste de police à dix minutes, et les deux
étaient sur les lieux. Il existe des vidéos
qui le montrent, il y a des preuves. Ils étaient sur
place pendant le déroulement du massacre.
J.L B : Il ny a aucune intervention de leur part
?
A. Aubry : Il y a eu une intervention de la police qui
a commencé à tirer en lair, quand ils
ont vu que les autres ça ne les ébranlait pas,
ils ont regardé.
J.L B : Que pensez-vous de la déclaration du nouveau
Ministre de lintérieur demandant le désarmement
des zapatistes ?
A. Aubry : Ce quil veut faire est une violation de la
loi. Il na pas le droit. Il a essayé de faire
un sophisme en demandant un désarmement sans distinctions.
Il va être obligé de changer de discours. LEZLN
est le seul groupe qui a le droit davoir des armes et
le désarmement de lEZLN ne se fera pas sur le
terrain, mais à une table de signatures daccord.
Pour les paramilitaires, cest autre chose, ce sont des
criminels de guerre sur lesquels la loi Fédérale
doit sappliquer. Le plus gros problème est de
savoir si ce nouveau secrétaire du gouvernement est
capable de parler avec larmée.
J.L B : Est ce que lEtat contrôle bien larmée
?
A. Aubry : Disons, quil fait avec. Larmée
na jamais eu autant de pouvoir, avec le budget quelle
a, qui est absolument énorme. Larmée mexicaine
avant 1994 (année de linsurrection zapatiste)
était pauvre. Depuis 94, cest un pouvoir inouï.
Donc, le gouvernement na plus beaucoup darguments
devant larmée, si elle nest pas daccord.
Cest un très gros problème.
J. L B : Y a t-il des risques que les militaires prennent
le pouvoir ?
A. Aubry : Non, ça ne peut plus se faire, cest
passé, mais il peut y avoir des arrangements à
la Fujimori (Président péruvien) où il
sélabore quelque chose. Le problème, cest
que larmée na aucun poids populaire, ça
fait vingt ans que larmée ne cesse de faire des
exactions dans les régions indigènes, quelle
est compromise avec la drogue, la contrebande écologique,
etc. Larmée est évidemment impliquée
dans le massacre dActeal, ce sont les paramilitaires
qui ont agi, mais si on les appelle paramilitaires, cest
à cause de leurs liens avec les militaires. Larmée
est bête et vaniteuse, donc il est possible quelle
ne se rende pas compte, mais ça va très être
difficile quelle se fasse accepter. Je crois que cest
ce qui équilibre dans le pouvoir que lui donne les
armes, son argent, la consistance qua larmée
et linconsistance qua le gouvernement dans un
régime au bout du rouleau.
J.L B : Pourquoi le Président mexicain ne donne
pas lordre aux militaires de se retirer des zones indigènes
?
A. Aubry : Zedillo, cest pas un politique, cest
un technocrate. Il est un peu perdu au milieu des groupes
politiques, y compris de son propre parti. Le PRI ne signifie
plus rien, il y a le PRI des dinosaures, le PRI dun
tel ou dun tel, etc. Il a commencé à consulter,
ça na pas marché, il a confiance en pratiquement
personne, donc il reporte toute sa confiance sur les militaires.
Alors il a eu un coup, quand même, il y a six mois quand
on a découvert les militaires narcos. Mais qui sait
? parce que tout le monde dit que sa femme est narco aussi.
Je crois quil navigue à vue, mais je crois, en
étant plus tranquille avec larmée quavec
ses conseillers. En même temps, il vaut mieux quil
sentende bien avec larmée, sinon il pourrait
en être la victime.
J.L B : Est-ce quil existe une alternance politique
au Mexique ?
A. Aubry : Les zapatistes ne sont pas un parti politique,
mais ils ont un projet politique. Il y a une opposition, cest
le PRD, le PAN. Une opposition qui a gagné pour la
première fois, mais qui ne sait pas trop quoi faire,
elle est un peu adolescente. Au point que Zedillo na
pas instauré lombre dune cohabitation,
il ny a pas eu le moindre remaniement ministériel.
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