« Il
ne faut prendre dans un pays
que ce qui fait plaisir. »
Stendhal.
Durant ce bel après-midi de fin d'été, nous avons lentement festonné
la côte, au moyen d'une petite automobile : le cap d'Antibes,
le cap Ferrat, le cap d'Ail, le cap Martin... C'était une journée
toute vouée aux promontoires, aux golfes et aux baies. Presque à
la pointe du cap Martin, nous nous sommes assis à la terrasse d'un
bar, tout au bord de l'eau. De là, on voyait les rochers, la mer,
la montagne, Menton et, plus loin, l'Italie. Mais, à vrai dire,
de façon assez particulière : dans un cadre de forme triangulaire,
dans deux cadres plutôt... Je m'explique : deux pêcheurs
à la ligne se tenaient sur la rive, à quelques pas de nous, de dos,
au premier plan, et nous ne pouvions apercevoir le paysage que dans
l'ouverture de leurs jambes écartées. Ces silhouettes étaient un
peu gênantes.
Mais bien intéressantes pourtant. J'ai eu le loisir de les observer
à mon aise. Ils étaient grands tous deux et, détail étonnant, ils
portaient un pareil costume : chapeau de toile imperméabilisée,
culotte de cheval, bas blancs. Au fond, c'eût pu être aussi bien
une tenue de chasseur. Leurs gestes étaient semblables. C'étaient
probablement deux frères et, peut-être même, des jumeaux. Ils ne
pêchaient rien...
À la longue, il nous a paru que, pour curieuse qu'elle fût, la perspective
était par trop restreinte. Nous nous sommes éloignés des élégants
jumeaux.
Peu après, nous étions à Menton. Il reste encore de-ci, de-là, des
traces des bombardements d'il y a quinze ans. Des poteaux indicateurs
montraient le chemin de la frontière : « Italie 3 km »... «
Italie 2 km »... C'était obsédant.
Il m'arriva dernièrement une chose que je juge fort singulière ;
soudain que je suis près d'une frontière, l'envie me prend de la
franchir. Qu'est-ce que cela signifie ? Est-ce que cette maladie
a un nom ? Est-ce une maladie ? Ou bien rien qu'une résurgence
de vieilles théories internationalistes ? Quoi qu'il en soit, dès
que je vois une de ces barrières, un désir violent me prend aussitôt
de sauter par-dessus, tel un pur sang devant l'obstacle. Je n'aime
pas ce qui est fermé. Ne serait-ce pas dû également au fait que
nous avons été longtemps claquemurés en France ?
Inconsciemment, nous étions pris déjà dans ce sortilège frontalier...
« Italie 1 km »... Et c'est ainsi que nous nous sommes trouvés
en présence d'une manière de gendarme qui barrait la chaussée. Il
nous a demandé où nous voulions aller. Nous lui avons répondu que
nous ne le savions pas précisément, ce qui l'a surpris ; il
nous a enjoint d'avancer ou de reculer. Il était évident que nous
ne pouvions demeurer là, au milieu de la route internationale, car
nous formions un petit caillot qui gênait la circulation.
En vérité, à part nous, c'était fait : nous entrions de
bon gré dans l'engrenage, nous allions quitter le pays. Bornes,
pancartes, drapeaux... Comment résister à l'impressionnant appareil
des frontières ? Nous nous sommes mis entre les mains des douaniers
et des policiers.
Une fois de l'autre côté, j'ai réalisé une petite opération de change : on
m'a donné 3 300 lires contre mes 2 000 francs français.
Il m'a fait plaisir sur l'instant - je le reconnais - de
constater qu'il existe une devise au cours plus bas encore que la
nôtre ; qu'il y a plus malheureux que nous.
De prime abord, l'Italie m'a été des plus agréables et tout de suite
familière. Un jeune employé des douanes nous a fait part de ses
ennuis : il avait un excédent de caisse. Je lui ai proposé
de revoir quelques-unes de ses additions de la journée. Nous avons
ainsi travaillé ensemble pendant une demi-heure, sans résultat.
N'empêche que j'étais très heureux de me rendre utile : j'ai
toujours raffolé des additions. En réalité, je comprenais mal pourquoi
nous nous donnions tant de mal pour un excédent. C'est le contraire
qui eût été inquiétant, mais ce devait être un jeune homme extrêmement
consciencieux. Il fallait cependant se séparer, nous ne pouvions
passer la soirée au bureau de la douane. L'aimable commis nous a
vivement recommandé un restaurant de Bordighiera, le Commercio,
où, d'après lui, nous pourrions dîner pour 900 lires par personne.
Nous nous sommes serré les mains avec chaleur.
Juste au moment de partir il nous a présenté un de ses collègues
qui désirait rentrer à Vintimille. Tout cela était très gentil.
Il aurait pu porter son choix sur une autre voiture que la nôtre.
La route était encombrée de véhicules. Quantité de Français semblaient
souffrir comme moi d'une même claustrophobie. Nous nous sommes engagés
dans la via Aurelia. La première chose que j'ai vue a été une madone
en plâtre ; peu après, nous avons croisé un prêtre et puis
une grosse femme en noir conduisant une voiture à âne... La nuit
commençait à tomber.
Notre nouvel ami se croyait forcé de nous donner mille renseignements
sur la province d'Isaperia, où nous venions de pénétrer. De mon
côté, je me sentais comme obligé de lui poser diverses questions.
J'ai retenu que l'on pratique, dans cette région, la culture des
fleurs et des artichauts. Il est toujours avantageux de s'instruire.
La différence entre la Riviera française et l'italienne m'a paru
très grande : tout à coup, beaucoup moins de monde, le paysage
lui-même devient plus sévère. Moins d'hôtels, de villas. De temps
en temps, quelques maisons simples, de bon goût.
Nous sommes arrivés à Vintimille. J'étais frappé par les nombreuses
ruines que l'on dépassait. Le fonctionnaire nous a expliqué de bonne
grâce qu'elles étaient dues à « nos » bombardements terrestres,
maritimes et aériens de 1940. C'était pour moi assez gênant ;
mais je dois faire maintenant l'aveu que je ressentais en mon for
intérieur un assez vilain sentiment de satisfaction. Cela tient
certainement à ce qu'au cours d'une vie déjà longue, il m'a été
donné de subir, de pâtir, de bombardements de toute provenance et
d'en constater les effets, mais que, jusque-là, jamais encore je
n'avais vu ce que nous étions capables de faire dans ce genre. Eh
bien, nous ne nous y prenons pas plus maladroitement que d'autres,
quand l'occasion nous échoit.
Le douanier est descendu à sa porte. Il est probable qu'il répétait
son manège tous les jours. Nous avons traversé Bordighiera sans
nous arrêter au restaurant du Commercio que nous avait recommandé
le caissier. Là aussi, il y a encore beaucoup de maisons détruites.
La nuit était tout à fait venue. J'ai entr'aperçu un moine suivi
d'une religieuse. C'est, pensera-t-on, une idée saugrenue que de
visiter une contrée inconnue dans l'obscurité. Le tourisme nocturne
a pourtant du charme. L'étrangeté des gens et des choses s'en trouve
souvent accentuée.
À Ospedaletti, nous avons croisé un petit garçon qui s'était mis
un grand panier d'osier vide sur la tête en guise de casque et qui
chantait à tue-tête, là-dessous.
Et nous avons atteint San Remo, qui a été le terme de notre voyage.
Je crois que c'était le nom de cette cité qui nous avait attirés
jusque-là. Oh ! nous n'avons pas vu grand-chose : une
fontaine lumineuse, une stèle aux morts de la Libération (tout de
même que chez nous), de jolis agents de police guêtrés de blanc,
la statue d'un notable en redingote, une citadelle, beaucoup de
ces « vespas » qui m'avaient tant effrayé au cours d'un
raid antérieur.
La rue principale de la ville s'appelle la via Matteotti, ce qui
m'a désagréablement rappelé d'anciennes histoires. Des bars très
éclairés, des magasins encore ouverts, des groupes d'hommes parlant
avec animation. De quoi ? De cyclisme ? De la loterie ? De
rien ? J'aime les rues italiennes. On s'y trouve pris malgré
soi dans une perpétuelle comédie.
Il eût sûrement fallu monter à la vieille ville, dont on devinait
les tons roses, les venelles, les odeurs, le linge pendant aux fenêtres.
Mais nous n'en avions pas le loisir. Nous sommes partis à la recherche
d'un restaurant qui fut dans nos prix. Nous l'avons découvert dans
la via Palazzo, une rue sans trottoir, très fréquentée. La salle
d'auberge était voûtée. Le menu, qui se composait de trois plats,
coûtait 400 lires, vin et pain compris.
Bien que plutôt porté à l'enthousiasme par un italianisme profond,
il me faut dire que la cuisine n'était pas remarquable. Quant aux
gabinetti, ils étaient très sales. Après ce dîner, nous nous
sommes encore un peu promenés au hasard. Avec les lires qui nous
restaient, nous avons acheté des cigarettes, qui ne sont pas bonnes
et qui sont chères, et aussi du chocolat, qui était, nous l'avons
remarqué plus tard, de fabrication suisse. J'ai noté que les Italiens
achètent leurs cigarettes à la pièce.
Puis, dans une nuit légèrement bleue, nous avons repris le chemin
du retour : Ospedaletti, Bordighiera, Vintimille...
À la frontière, un douanier français nous a interrogés. Il semblait
ne pas croire que nous n'ayons rien rapporté d'Italie.
- Pas même une bouteille de vermout ? Pas un petit souvenir
?
Si, de ce voyage, qui, en somme, n'avait duré que trois heures un
quart, nous rentrions intimement chargés de souvenirs de toute sorte,
mais qui, à ma connaissance, n'ont jamais été passibles d'aucuns
droits de douane.
Dans le lointain, Monte-Carlo, Nice étaient illuminés comme si,
en France, ce n'était jamais qu'une fête sans fin.
Le
Figaro littéraire, janvier 1956.
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