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Textes inédits publiés avec l'aimable autorisation d'André Berne-Joffroy et de Jean-Pierre Baril. Le lecteur retrouvera ce texte dans un recueil publié en mai 2002 aux éditions Le Dilettante sous le titre "Poussières de la route".
 

HENRI CALET

Né à Paris le 3 mars 1904, Henri Calet s'est inspiré de sa vie difficile et bouleversée pour écrire son œuvre. Il passe sa jeunesse en Belgique, souvent dans la rue et solitaire. Son premier livre, La Belle Lurette, publié en 1935, est consacré à cette période de sa vie.

Son chef-d'oeuvre, Le Tout sur le tout, est consacré au Paris populaire, ville qu'il affectionne et parcours en tout sens.

Fait prisonnié en 1940, il s'évade.

Comme journaliste, il collabore à différents journaux, dont Combat, Marie-France, Carrefour et Le Parisien libéré ainsi qu'à la radio et la télévision.

La vingtaine d'ouvrages qu'il publie demeurent relativement inconnus du grand public.

Il est mort à Vence, le 14 juillet 1956.

 
 
Le tour de l'île en voiture à âne *
Henri Calet
Dans le cadre de ses reportages pour Le Figaro Littéraire, Henri Calet séjourna à Noirmoutier, en compagnie de sa femme et de son fils, du 19 au 29 juillet 1955. A l’origine, cependant, Calet avait également prévu de « croquer » l’île d’Yeu voisine, où le Maréchal Pétain avait fini ses jours, quelques années auparavant. Mais ce projet fut amicalement censuré, comme l’indique cette lettre de Maurice Noël datée du 11 juillet 1955 :
« (…) D’accord pour Noirmoutier. Je fais établir un permis de chemin de fer, vous l’aurez au plus tard le 16. Pour l’île d’Yeu, il fait que je vous confie ceci : Pierre Brisson a toujours établi une ligne de conduite très modérée à l’égard du Maréchal Pétain du fait que le FIGARO avait, au début de l’occupation, paru à Lyon sous le régime de Vichy. Cette ligne de conduite est pour moi une nécessité et je ne voudrais pas que vous alliez à l’île d’Yeu pour une satire des dévotions pétainistes – ce qui m’amuserait fort à lire mais dont je crains de ne pas avoir l’emploi, comme on dit. (…) »
 
             Le Corsaire II venait d'appareiller. Nous voguions sur une mer calme, laissant derrière nous la côte pornicaise.

          Ce n'est jamais sans quelque chagrin que je quitte la terre. Qui sait quand je reviendrai ? Après tout, c'est notre seul domicile. Elle est plus ou moins faite pour nous, quoi qu'on en dise, et nous pour elle. C'est là que tout se passe du commencement à la fin. Ah ! chère petite machine ronde... Que ferions-nous si elle nous était enlevée ? Où irions-nous ? N'y a-t-il pas déjà pas assez de clochards dans les plaines célestes ?

          Je pensais confusément à cela tandis que le Corsaire II nous emportait vers l'île de Noirmoutier. En vérité, la traversée ne dure qu'une heure environ. On n'a donc pas le temps de prendre des dehors de navigateur. Ce Corsaire est un bateau minuscule et nous étions quatre-vingt personnes de tout poil serrées là-dedans. Sans le vent du large, on eût pu se croire encore dans le métro. Mais aucun de nous ne se rendait à son atelier ou à son bureau, ce matin-là. Nous étions en vacances. Le Guide bleu rappelle bien inopportunément que c'est dans les parages que le Saint-Philibert coula en 1931, avec ses cinq cents occupants. Il me souvint que la presse parla longuement et avec émotion de cette catastrophe. En 1931, cinq cents morts, c'était un événement important. Depuis lors, nous nous sommes accoutumés à voir plus grand en ce domaine : cent mille morts ne nous font pas peur...

          Il y avait des années que je n'avais mis le pied sur une île, et je gardais des époques où j'ai été entouré d'eau une impression d'esseulement, d'existence érémitique, quasi barbare. Les îles ne conviennent guère à ma nature. Je m'y sens, plus qu'ailleurs, en exil. Il me déplaît d'être sous la menace constante de quelque raz de marée. Qui dit que l'on ne va pas partir soudain à la dérive ? Pourquoi pas un iceberg ? Non, il me faut un terrain solide, un pieu, une bonne chaîne...

          Lorsque j'arrive en pays inconnu, mon premier souci est toujours d'essayer de me documenter. J'eus la chance de trouver un livre des plus instructifs : L'île de Noirmoutier, par l'abbé J. Raimond, aumônier de la Légion d'honneur. Je fus séduit d'entrée : « Vous êtes pressé, mon cher lecteur ? C'est bien dommage ! Vous pensez sans doute, comme tant d'autres, qu'on peut en quelques heures avaler à son aise la petite côtelette qu'est notre île, dont le manche de 12 kilomètres n'offre à mettre sous la dent que des bourgades sans relief, et dont la noix de 6 kilomètres doit faire à peine quelques bouchées ? »

          C'est au bord de la noix de l'île que je m'installai, au bois de la Chaise, plus précisément. Et, tout doucement, je pris des habitudes. Chaque matin, j'allai prendre un café sur une terrasse donnant sur l'océan. Je mangeai là un de ces petits gâteaux à la noix de coco desquels je me suis dernièrement assoté; j'en viens aux passions de mon âge. Précisons que le gâteau à la noix de coco, appelé aussi : rocher, n'est pas une spécialité de l'île. Je retrouvai avec joie le journal Ouest-France, dont je suis un lecteur fervent lorsque je me trouve dans les régions occidentales de la France. Ce sont principalement les faits divers locaux qui retiennent mon attention. Je fus comblé : la veille de mon arrivée, à 15 h. 15, le feu s'était déclaré à la Guérinière, dans la buanderie de Mme Gendron, 65 ans, qui eut les cils et les cheveux brûlés, ainsi que de légères blessures à la face. « Nos vœux de prompt rétablissement à Mme Gendron », écrivait mon confrère. J'y joignis mentalement les miens.

la fête des octogénaires

          Le même jour, à 12 h. 45, une collision de voitures s'était produite entre un automobiliste et un « vélomotoriste » dans l'allée des Soupirs. À 13 h. 45, à l'Herbaudière, un « cyclomotoriste » avait fait une chute « spectaculaire », un chien ayant traversé la route devant lui. « Dégats matériels au cyclomoteur, son propriétaire a les deux pouces démis. Fort heureusement, le propriétaire du chien était assuré. »

          Et cela continuait... À 0 h. 45, un motocycliste, cette fois, avait « heurté avec son guidon une jeune fille circulant à l'extrême-droite de la route. Celle-ci (?) fut projetée à terre, atteinte d'une plaie dans la région occipitale; elle se plaignait, en outre, de douleurs à la jambe gauche. Le motocycliste a déclaré n'avoir pas vu la jeune fille. »

          En réalité, Noirmoutier n'est une île que par intermittences. À marée basse, on y accède à pied sec par le passage du Gois*. À l'heure de la marée montante, des touristes, par douzaines, se rassemblent sur la digue en attendant que la mer recouvre la chaussée. « C'est une des curiosités géographiques de la France », dit encore le Guide bleu. En très peu de temps (un quart d'heure, paraît-il), l'eau recouvre le passage et des bateaux naviguent alors par-dessus la route submergée.

          Un camion arriva au tout dernier moment, de l'eau jusqu'aux moyeux. Mais cela n'était rien. Des estivants qui avaient apporté des jumelles – des habitués, sans doute – nous firent, seconde par seconde, la relation d'un accident que nous ne pouvions voir à l'œil nu : à mi-chemin du passage, un vélo ou cyclomotoriste surpris par la montée du flot, avait dû grimper sur une des trois balises à cages en abandonnant son véhicule. C'était assez excitant.

          Deux jours auparavant, ç'avait été plus terrible encore : deux dames avaient quitté leur auto pour se réfugier sur un des mâts de perroquet. L'une d'elles, se souvenant qu'elle avait oublié son sac, était descendue; elle avait glissé; sa compagne s'était portée à son aide, et toutes deux s'étaient noyées.

          Il est évident que nul ne peut garantir au touriste sa double noyade quotidienne. C'est un risque à courir : il lui faudra peut-être retourner plusieurs fois au passage du Gois, s'il veut bénéficier du spectacle, assurément unique en France, d'un drame de la mer sans danger et aux moindres frais – tout au plus une paire de jumelles.

          Pour entreprendre l'exploration méthodique de l'île, il m'eût fallu une auto, ou, à défaut, un « scooter ». N'ayant ni l'un ni l'autre, je conçus le projet de louer une voiture à âne. Ai-je dit que l'on fait l'élevage des ânes à Noirmoutier ? À ce propos, mon hôtelière, une aimable dame de quatre-vingt-deux ans, me cita, un jour, une phrase – une boutade certainement – de Pierre l'Ermite, son chroniqueur favori : « Il y a plus d'ânes que de chrétiens à Noirmoutier. » Cette personne était pleine d'attentions à l'égard de ses pensionnaires. À l'heure des repas, elle allait de table en table, et c'était chaque fois une bonne surprise : tantôt elle nous montrait un objet précieux, tel que la fourchette d'Henri IV, tantôt elle nous racontait une histoire comme celle de la nuit de noces du beau gitan de l'Herbaudière que je ne crois pas pouvoir rapporter ici; ou bien elle décrochait Le Rêve du Marin qu'elle nous donnait à lire. C'est un poème sous verre, qu'elle a composé autrefois.
Là-bas, bien loin, hélas, près du pays breton
Pays des contes bleus qui bercent les enfants
Existe bien caché, doré par les ajoncs,
Un véritable éden qui charme les passants.

Ce pays enchanteur que vous livre ma muse,
C'est l'île vendéenne entourée par les eaux
La terre où mes enfants s'amusent
C'est Noirmoutier, enfin, il y fait toujours beau...

          Malheureusement, je ne puis citer cette jolie chose dans son entier. Pour fêter son anniversaire, la patronne avait convié tous les octogénaires de la commune : il y en avait quatre-vingt-treize sur deux mille habitants. Ce qui tendrait à prouver que l'on vit vieux à Noirmoutier. À la fin de la cérémonie, chaque vieillard avait reçu un exemplaire du Rêve...

          Lorsque le temps était mauvais, elle prédisait : 

          - Ça va se lever avec la marée.

          Parfois, elle se laissait aller à philosopher un peu :

          - On a tort de plaindre les vieux, ils s'en vont sans chagrin.

          On mangeait bien chez elle : du poisson très fréquemment. Et, à plusieurs reprises, elle nous présenta un plat que je ne connaissais pas encore, en nous recommandant d'en faire grand cas : des joues de raie. Progressivement, je me familiarisai avec ces joues et, vers la fin, j'en faisais mon régal. Vais-je pouvoir trouver des joues de raie à Paris ?

ce que m'apprend le nain triste

          Et, par un beau matin, je montai dans une carriole tirée par un petit âne nommé Mousse. Sa robe était d'un beau gris. C'est un nain qui tenait les rènes, un nain triste, qui ne dit pas son nom. Ce mode de transport m'agrée tout à fait. On a sous les yeux une campagne presque immobile. Le seul inconvénient, lorsque l'on circule en tel équipage, est que l'on attire un peu trop le regard. Mousse et le nain y paraissaient accoutumés. Nous longions de petits champs de maïs ou de pommes de terre ornés de quelques meules... Parmi cela, de temps à autre, une femme à « quichenotte » et portant sous la jupe un singulier pantalon noir étroit, non sans rapport avec le « collant » des danseuses – la ressemblance n'allant pas plus loin. Mais ce qui me frappa le plus, ce sont les marais salants et les monticules blancs de sel, les « mulons ». On avance entre de grands miroirs horizontaux.

          Des maisons basses, blanchies à la chaux, aux tuiles rondes, prenaient un gentil air flamand.

          - On les blanchit une fois par an, sauf s'il y a eu un deuil.

          C'est tout ce que m'apprit le nain au cours de notre équipée. Il s'adressait plus volontiers à Mousse qu'à moi.

          Nous rentrâmes lentement par un sentier bordé de genêts.

   Le lendemain, je pris l'autocar pour parcourir le « manche », comme on dit, dans toute sa longueur, jusqu'à la pointe de la Fosse, à l'extrémité de l'île. De là, il me fut agréable d'apercevoir tout près le continent : c'était en quelque sorte rassurant.

          Ce « manche » est étroit, bordé de digues. On voit la mer à droite et à gauche. À la Guérinière, pays de l'infortunée Mme Gendron, il y a trois moulins à vent. Oui, on se serait cru en Flandre. Près de Barbâtre, il y en a un autre : le moulin de la Cornière. Les ailes tournaient. Pourquoi aimons-nous tant les moulins à vent ? Parce qu'il n'en reste presque plus, probablement.

          Le meunier m'accueillit de façon amène. Assis sur un sac, il réparait son briquet. La mécanique marchait sans qu'il eût à s'en occuper. La farine coulait dans un bac. Il y avait là une bonne odeur de blé...

          - Non, c'est de l'orge, me dit-il.

          Peu importe. J'avais l'illusion de me trouver enfermé à l'intérieur d'une énorme horloge. L'homme avait un visage très rouge, légèrement saupoudré de poussière blanche comme tout ce qui l'entourait; il était vêtu d'un bourgeron de l'armée. Par la suite, il me dit qu'il était un gendarme en retraite. Il avait repris le moulin de son grand-père.

          - Le métier n'est pas bon.

          Tout de même, c'est, à mon sens, une assez belle fin de vie pour un gendarme, reposante et pacifique, et qui laisse le loisir de resonger longuement à d'anciennes bravoures.

          Je fis le tour des diverses plages : la plage des Dames qui est la plus fréquentée, l'Anse Rouge où nous fîmes de bien merveilleux châteaux de sable, la Blanche, la Claire, la Conche des Normands, l'Anse du Cob, les Sableaux, la Côte de l'Épine qui, une nuit de lune, me parut d'une beauté sauvage, le Vieil, un hameau d'apparence calme; pourtant, dans la matinée, je devais lire : 

          « Pour éviter les formalités, une fille-mère fait brûler dans la cheminée le cadavre de son deuxième enfant. Le Parquet a été saisi, hier, d'une affaire particulièrement délicate. Au mois de septembre 1954, Melle Madeleine C..., 26 ans, qui vit avec ses deux frères célibataires au hameau du Vieil, ayant accouché à terme d'un enfant de sexe masculin, a incinéré le corps du bébé dans la cheminée de la maison familiale. Il paraît que ses deux frères ne se sont aperçus de rien. Déjà mère d'une fillette de trois ans, Melle Madeleine C... a déclaré à la gendarmerie de Noirmoutier que l'enfant était mort-né. Étant donné le laps de temps qui s'est écoulé depuis le sombre événement, il sera difficile de contrôler les faits; néanmoins le Parquet retiendrait le délit de suppression d'enfant. »

le mur mondain vous classe

          Un peu partout, dans les dunes, sur les rochers, des corps inanimés en partie nus, blancs, roses ou cuivrés. J'eus fugitivement l'illusion de la vie édénique, avec ce que cela comporte d'ennui.  

          Au petit port de l'Herbaudière, j'eus une impression toute différente. J'y fus à l'heure du retour des bateaux de pêche, à la marée montante, quand les poissons sont transbordés dans des charrettes tirées par des chevaux qui avancent dans l'eau jusqu'au poitrail. Hommes, femmes et bêtes sont au travail.

          Quelques jours plus tard, je découvris les Souzeaux, la plage des gens « bien » de l'île. Même pas la plage entière, mais seulement un triangle de sable, à droite, contre le mur de « La Lyre », une villa d'un type assez répandu sur notre littoral.

          C'est en ce lieu choisi, qui s'appelle tout simplement le Mur, que l'on se retrouve tous les jours entre « copains ». Ce Mur tient une grande place dans les préoccupations des estivants de qualité. On ne se baigne, on ne bronze que le plus près possible du Mur. Si l'on veut, c'est, à l'échelle des valeurs mondaines, l'équivalent de la Butte aux Lapins, vers 1895, ou de la banquette de gauche chez « Maxim's », aujourd'hui. Il importe, avant toute chose, d'obtenir de l'oncle Sam, le propriétaire de « La Lyre », l'autorisation de se dévêtir et de se rhabiller derrière son Mur. On n'est accepté dans la gentry noirmoutrine qu'à cette condition.

          Un petit monde sympathique au demeurant, et généreux, et bienveillant, où l'on s'octroie l'un l'autre du galon, à tout hasard. Au Mur, un professeur est toujours agrégé, un artiste est forcément plein de talent. Si vous n'êtes pas né quelque chose, vous devez être (ou avoir été) extrêmement riche. À moins que vous ne soyez le petit-neveu d'un général ou le cousin d'un académicien. On fait toujours bon poids.

          Par exemple, dès que l'on me vit paraître aux abords du Mur, le bruit se répandit qu'un grand diplomate venait de débarquer dans une somptueuse voiture américaine, marquée « CD ». Je fus très flatté. Il faut dire que j'étrennais un pantalon gris perle en toile de lin, acheté le jour de mon départ. En revanche, j'étais coiffé d'un ridicule chapeau d'enfant en paille, pointu, à rubans flottants. Mais on passe bien des fantaisies à un homme de la Carrière.

          À partir de là, mon train de vie se trouva totalement modifié. Je fus invité à prendre un verre chez l'un, chez l'autre. Sur les huit heures, je dus aller tous les jours au « Saint-Pierre », le bar chic. Un gracieuse fillette me demanda même un autographe pour son bel album, où je mis quelques mots hésitants après Bernard Blier et Gérard Boutelleau. On ne m'avait jamais montré tant de prévenances. Je fus enfin présenté à l'oncle Sam. Il ne tenait plus qu'à moi d'aller me déshabiller derrière le Mur.

          On venait me prendre en auto. Un jour qu'elle m'avait vu descendre d'une voiture de marque anglaise, la comtesse V... (que nous appelions : la petite V...) me dit sur un ton dépité :

          - Je sais bien que je n'ai qu'une vulgaire voiture de série.

          Par bonheur, ma randonnée dans la voiture à âne, en compagnie du nabot, était passée inaperçue.

          Le dimanche, lorsque l'île est envahie par la foule qui vient de partout en autocar, nous nous réunissions, pour une longue bouderie, sur un petit piton rocheux, en espérant que notre Mur fût libéré.

coup de main audacieux

          Avant de m'en aller, je tins à me rendre au bourg de Noirmoutier. Par la Grande Rue, j'arrivai sur la place d'Armes. Quelques hôtels du dix-huitième, peu de monde à cet instant. Cela me fit impression de me trouver là où, en 1794, fut exécuté le chef vendéen d'Elbée, mourant déjà, assis dans son fauteuil. Et beaucoup d'autres, après lui. En ce lieu, la Terreur écrivit, à sa manière, une des dernières pages de l'histoire de la guerre de Vendée.

          La place est redevenue paisible, un peu morne même. Qui penserait qu'il s'y est tenu trop longtemps une sorte de carnaval permanent ? Les feux de salve ont cessé. Fusilleurs et fusillés sont morts.

          Le vieux château est à présent un musée. La femme qui nous guidait par de belles salles blanchies, aux murs épais, attira d'abord notre attention sur un grand tableau représentant, je crois, l'intérieur d'une maison de pêcheur, avec une fenêtre ouverte sur la mer. Après nous avoir placés le dos à une cheminée, elle insista pour que nous fermions un œil et que nous mettions la main en lorgnette devant l'autre : la scène devient soudain saisissante, les vagues viennent sur vous...

          - C'est un effet d'optique, dit notre guide.

          Puis elle nous fit admirer de la vaisselle anglaise de grand prix et quantité de pièces curieuses à des titres divers : un paon empaillé, des papillons de la Guyane, une amphore brisée, une carapace de tortue de mer pesant quatre cent quatre-vint-quatorze kilos, des œufs d'autruche... Il me sembla que tout cela ne se rattachait pas directement à l'histoire de Noirmoutier, mais un portrait de M. de Charrette nous y ramena. Ainsi qu'un œuf de forme étrange rappelant celle du chiffre 6, pondu récemment par une poule de M. le Doyen. Tout en nous instruisant, la dame essuyait les vitrines au moyen d'un chiffon de laine. Elle nous retint encore devant des cartes à jouer, aux figures inaccoutumées, pour nous expliquer les règles du « jeu de la vache ». Je me souviens qu'il faut être quatre et que l'on doit faire des grimaces, à certains moments.

          Du haut de la tour du donjon, nous eûmes une large perspective sur les alentours, les marais, les mulons comme autant de tas de neige au soleil, la mer et quelques voiliers...

          - Est-ce qu'on peut voir Paris ? me demanda le petit garçon qui m'accompagnait.

          C'est dans la nuit précédant mon départ que fut perpétré l'audacieux coup de main contre le Mur. Quand, sur les 10 heures, les habitués arrivèrent, ils s'aperçurent que les agrès avaient été détruits, le filet de volley-ball déchiré : bref, ce que l'on appelait le Mur avait été saccagé. Et, à la place même où, la veille encore, les « copains » paraissaient, quatre individus, tout habillés, jouaient triomphalement à la belote – à moins que ce ne fût au jeu de la vache – sur une table pliante.

          J'ignore la suite de l'affaire. Où en est actuellement la situation à Noirmoutier ? Serait-ce, de nouveau, la Terreur là-bas ?


* « Terreur la nuit, moisson de faits divers le matin... », Le Figaro Littéraire, n°489, 3 septembre 1955, p. 3.

* De « goiser », en patois : marcher dans l'eau. (Guide bleu.)

 
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