L'annonce
des épousailles de Rainier III, de Monaco, avec Mlle Grace Kelly,
de Hollywood, me remet à l'esprit une incursion que j'ai faite dernièrement
dans la principauté. Rien ne marque précisément la frontière si
ce n'est un bel étendard jaune, à la pointe d'un grand mât (au retour,
je devais m'apercevoir que c'est le drapeau publicitaire d'une pompe
à essence). Plus loin, un panneau sur quoi il est écrit :
« BIENVENUE,
COURTOISIE, SILENCE. »
Cela
ne m'a point paru très clair : on vous souhaite la bienvenue,
on vous propose la courtoisie et l'on vous impose le silence. N'y
a-t-il pas là une contradiction ?
Les agents de police sont jeunes, aimables, gantés,
guêtrés de blanc et vêtus très élégamment. Des esclaves des deux
sexes, un balai d'une main, une petite boîte à ordures de l'autre,
maintiennent une propreté exemplaire. On se croirait dans une Suisse
méditerranéenne.
Des écriteaux, de place en place, indiquent le chemin
du casino. J'avais bien l'intention de m'y rendre, mais au préalable,
j'ai voulu monter à la capitale : Monaco, sur la hauteur
d'où l'on surplombe les maisons étagées, le port, quelques bateaux,
la mer ; où l'on voit les montagnes... Il faisait beau. Vapeur
rouge des toits, vapeur bleutée de l'eau. Et tout autour de soi,
des jardins, des fleurs. Ah, c'est une nature de luxe ! Que
l'on se figure être dans une carte postale en couleurs ; il
n'est pas d'autre comparaison possible. Mon Dieu, que ne sommes-nous
tous monégasques !
À première vue, le palais du prince souverain peu sembler
laid, et même horrible, mais cela tient à ce que l'on n'est pas
accoutumé encore à l'architectonique montécarlienne. Pour cent francs,
j'aurais pû le visiter. Je me suis borné à acheter un portrait de
S.A.S. Rainier III, à titre de souvenir. C'est un jeune homme d'aspect
séduisant et un peu rêveur. Sans effort apparent, il porte sur le
cœur dix croix et médailles. Comme l'on comprend qu'il ait su charmer
une étoile.
Ce qui amusait le plus les touristes dans leur ensemble,
c'est le manège du carabinier de garde, tout habillé de blanc et
coiffé d'un casque vaguement colonial. Soudain, il se mettait en
mouvement, faisait un certain nombre de pas — toujours le même —
puis un demi-tour pour regagner l'endroit ombreux qu'il venait de
quitter. De toutes parts, on le prenait en photo, à bout portant.
Et, plus tard, la sentinelle immaculée, ensoleillée,
dans un costume et un décor africano-balkaniques, rappellerait à
chacun de nous une heure de congé plus ou moins payé, passée, sinon
rêvée, en terre étrangère. De mon côté, j'avais le prince.
D'ailleurs, nous étions pris d'une sorte de nervosité
: nous nous entre-photographiions au moyen d'appareils de tous modèles : assis
sur le parapet, à cheval sur une couleuvrine, debout sur un tas
de boulets de canon, têtes baissées, le doigt sur le déclic, Kodak
contre Kodak
De
l'extérieur, le casino est déjà fort impressionnant. Par ses dimensions
d'abord, mais surtout par ce qu'il faut bien appeler son style.
C'est infiniment plus riche que le palais princier. On est, sans
conteste, devant le chef-d'œuvre de l'ordre monégasque — et c'est
assez troublant. Il est malaisé de saisir tout de suite dans sa
totalité cette énorme masse peinte dans les tons crème, avec, de-ci,
de-là, quelques touches chocolat.
C'est le plus prodigieux amalgame qui se puisse voir.
Et quelle générosité de conception et de moyens, que de raffinements !...
Des mosaïques, des statues ailées en bronze, des dômes, des coupoles,
des pilastres, des balcons, des mascarons, des marquises, des clochetons,
des candélabres, des balustres, des obélisques, des piliers, des
bas-reliefs, des belvédères, des colonnades, des cariatides, des
mezzanines, des astragales, des médaillons, des corniches, des chapiteaux...
des œils-de-bœuf aussi...
Que dire de plus ? On peut penser, à tort où à raison,
à une gare importante. Mais la superstructure du bâtiment ressemblerait
un peu à l'Opéra de Paris, avec on ne sait quoi de turc et de langoureux
dans les détails.
Tournant autour de cela, j'ai découvert gravé dans la
pierre :
« A. Demerlé, arch. 1906. »
En mon for intérieur, j'ai rendu un hommage mérité à
l'auteur de ce Panthéon modern'style. On voyait grand il y a cinquante
ans. C'était une époque au gousset bien garni.
Nous étions très nombreux. C'est un endroit célèbre dont il a été
beaucoup parlé et qu'il faut avoir vu, un haut lieu de l'imagination.
On y va en caravane, comme à Lisieux ou comme au Mont Saint-Michel,
au château d'If ou à la chapelle de Matisse.
Pour le plus illettré d'entre nous, ce casino fameux
est peuplé de fantômes livresques et cinématographiques. C'est là
où se rejoignent finalement maints héros de romans populaires ;
c'est là où sont allés se ruiner d'innombrables fils de famille
et qui se sont ensuite brûlés romanesquement la cervelle. Nul ne
franchit ce seuil sans émotion.
Pour mon compte, j'y avais perdu quelque argent naguère.
Pourtant, j'avais grande envie de monter de nouveau les marches
du large perron. Il me semblait me rappeler que l'on ne pénètre
pas très facilement dans cet établissement. J'avais dû montrer des
papiers d'identité, prouver, en outre, je crois bien, que je n'exerçais
pas une profession manuelle et que je n'étais pas domicilié dans
la région.
L'amie qui m'accompagnait ce jour-là a bien voulu aller
aux renseignements. Allais-je être admis ? Aujourd'hui, les
formalités sont simplifiées. Contre cent cinquante francs, on délivre
des cartes de « touristes » à tout le monde, sous la seule
réserve d'être majeur. L'amie a donc demandé deux cartes. Le caissier
a voulu savoir à qui était destinée la seconde :
— Ce n'est pas un mineur ?
— Il a cinquante ans.
— C'est encore jeune, a fait gentiment observer l'employé.
Première manifestation de la courtoisie locale. Nous
avons parcouru une galerie dorée, à colonnes en stuc, au sol de
marbre noir. De stuc et noires également étaient les odalisques-torchères.
C'est beau, ainsi que l'a dit une grosse visiteuse.
La carte verte nous donnait droit aux seuls « salons
ordinaires » et non pas aux salons privés. Il y avait des tables
de roulette, de trente et quarante, et de « craps » : cela
suffisait à mon plaisir.
Pour ce qui est de l'élégance ou du faste, j'ai été
assez déçu, je l'avoue. La plupart des gens étaient très simplement
mis. Pas d'habits ni de smokings, pas de spencers, pas de robes
du soir, pas de pierreries étincelant sous les lustres. Plusieurs
femmes étaient en « short ».
À chaque table, des personnes, âgées en général, se
tenaient penchées sur des feuilles de papier couvertes de chiffres,
avec un air sévère et studieux de comptables à la recherche d'une
erreur. Tandis que des croupiers méprisants répétaient des formules :
— Rouge, pair et passe... Noir, impair et manque...
Messieurs, faites vos jeux.
La petite boule blanche tournait dans la cuvette...
— Rien ne va plus !
Ils comptaient en « louis » : nous
étions en 1906.
J'hésitais. Allais-je me lancer ? Il y a vingt
ans, je ne me posais pas de telles questions. J'étais posté sous
une pancarte où il est dit que le maximum d'enjeu est de six cents
mille francs. Plusieurs fois, j'ai été sur le point de jouer le
numéro trois (c'est le jour de ma naissance).
En vérité, cela me paraissait compliqué. Le « craps »,
en particulier, m'a tout à fait dérouté.
Il m'est revenu en mémoire une aventure assez récente
arrivée à une de mes connaissances qui s'est toujours vivement intéressée
à la roulette. Son épouse était concierge à Montmartre et lui était
« régleur » dans une entreprise de pompes funèbres, après
avoir été douanier, journaliste, graisseur d'ascenseurs... Je pourrais
donner de nombreuses précisions sur la profession de régleur, mais
ce serait en dehors de mon propos. Un jour, l'ami a résolu d'aller
se fixer avec sa femme à Monte-Carlo. J'ai oublié de dire qu'il
avait, des années durant, mis au point une martingale qui, appliquée
sérieusement, devait rapporter un gain quotidien régulier de trois
mille francs, modeste mais certain. Ils ont donc quitté, d'un commun
accord, la loge montmartroise et les pompes funèbres.
Au bout de fort peu de temps, la méthode s'étant révélée
trompeuse, le malheureux s'est trouvé dépourvu de son capital. Mais
ce que je tenais surtout à raconter ici, c'est que dans la nuit
qui a précédé son retour à Paris, un rat d'hôtel (nous sommes à
Monte-Carlo) lui a volé tout son petit bagage. Et, au matin, il
n'avait même plus un pantalon à se mettre. Le patron de l'hôtel
lui en a prêté un. Qui ne connaît l'expression : perdre
sa culotte ? Je ne l'avais jamais vue illustrée de façon si
frappante.
Je tenais dans la main un billet de mille francs que je ne me décidais
pas à convertir en jetons. Au vrai, je n'avais pas grand désir de
jouer, ni même de gagner. Qu'aurais-je fait si le numéro trois était
sorti ? En plein ? Trente-cinq fois la mise ? Si
j'avais fait sauter la banque ? L'attention générale se serait portée
sur moi ; j'aurais été bien ennuyé. Non, cela n'eût pu m'apporter
que des complications inutiles. À présent, ma vie est réglée d'une
certaine manière et un subit arrivage de millions ne ferait que
me gêner considérablement. Il me faudrait tout reconsidérer d'un
œil riche. Pourtant, j'ai été joueur étant jeune. On change ou,
plus exactement, on s'use.
C'est ce que je pensais en m'éloignant du salon de la
roulette. Mais, peu après, j'ai été attiré par un violent bruit
de mécanique venant d'une petite salle, à droite. Il y avait là
une dizaine d'appareils semblables à des caisses enregistreuses
et, devant chacun d'eux, un monsieur ou une dame les manipulant
avec force. Je me suis approché ; j'ai attendu qu'un des pontes
ait perdu son viatique. Et alors, je m'y suis mis à mon tour. C'est
facile : on introduit vingt francs dans une fente et l'on
appuie sur la manette. À cet instant, il se fait un vacarme excitant ;
après quoi, apparaissent, derrière un petit carreau, des images
coloriées représentant le plus souvent des fruits, si je me souviens
bien, des oranges, ou des prunes. Des cloches également. Parfois,
une sonnerie retentit et il vous tombe trois pièces de vingt francs
dans une sébile. C'est du moins ce qui m'est advenu à deux ou trois
reprises. Le but à atteindre est, bien sûr, de vider complètement
la tirelire. Je suppose qu'alors il en coule des pièces de vingt
francs par centaines. Des louis en cupro-nickel, qui ont tout de
même la couleur de l'or. Des « monacos », ainsi que l'on disait
vers 1906. Très rapidement, tous mes vieux instincts étaient revenus.
Il faisait extrêmement chaud dans cette salle et le maniement des
leviers était très fatigant pour moi. J'ai été assez vite démuni
de pièces de vingt francs. À la caisse, on m'en a fourni d'autres,
mais quand je suis revenu, ma place était prise par une Scandinave
énergique. N'importe, j'avais retrouvé un quart d'heure de jeunesse
véritable au casino de Monte-Carlo.
En sortant, nous avons vu un portier refouler deux jeunes
anglais roses :
— Vous êtes trop jeunes, leur répétait-il.
Voyant qu'ils ne comprenaient pas, mon amie leur a dit :
— Too young !
Puis, nous sommes descendus sur la terrasse, parmi les palmiers,
les pelouses, les aloès, les lauriers roses... J'ai reconnu les
bustes de Massenet et de Berlioz. Du banc où nous étions assis,
nous avions une large et merveilleuse perspective sur la mer, la
côte, le ciel.
À quoi, à qui sert cette vue que personne ne regarde,
me demandais-je, en songeant aux hommes et aux femmes qui étaient
enfermés tout près de là, les regards fixés sur une bille aveugle,
sur des chiffres, sur de l'argent en jetons et en plaques ?
Combien de joueurs malchanceux n'étaient-ils pas venus
sur ce même banc, avec des pensées tristes ? Il n'est pas interdit
de supposer que mon infortuné « régleur » a médité là,
quelque peu, lui aussi.
La station de chemin de fer est en contrebas. Sur un
fil, séchait un soutien-gorge rouge qui devait appartenir à la femme
du chef de gare.
« Monte-Carlo
à la paresseuse », Les Nouvelles littéraires, n° 1493,
12 avril 1956, pp. 1 et 4
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