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Mexique - Livre II
du 19 au 26 décembre 1997

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Oaxaca
Le 19 decembre 97

Remarqué l'attitude détestable de certains touristes : se permettre de faire des choses qu'ils n'oseraient pas faire dans leur environnement et qui seraient les premiers à condamner celui qui enfreindrait leurs règles. Un comportement qui suinte la lâcheté, le mépris pour l'autre et la bêtise.

Exemple : un couple vient s'asseoir à la table d'une échoppe du marché, la serveuse s'approche timidement d'eux, l'homme la rejette du bras sans un regard, manifestant son refus de consommer.

Moralès semblait fatigué hier soir à l'inauguration de sa dernière exposition. Un orchestre de musique de chambre jouait sous le ciel étoilé. Des toiles éclatantes de couleurs et de vie. Il y a beaucoup de femmes et de chiens dans ses peintures. Ai discuté en anglais avec une Mexicaine qui a épousé un Canadien et vit à Toronto. En quelques minutes, j'ai le curriculum vitae de toute la famille. Quant à moi, elle me laisse le choix entre trois professions : peintre, musicien ou écrivain.

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Le 20 décembre 97

Photo Alan Cogan

Visite du site archéologique de Monte Alban. Situé à dix kilomètres de la ville d'Oaxaca, l'ancienne capitale zapothèque se dresse sur un vaste plateau au sommet d'une colline, surplombant la vallée. La ville de Monte Alban a été fondée environ 500 ans avant J. C. et a prospéré jusqu'à 750 ans après J. C. Les recherches ont permis de découvrir environ 170 tombes, de nombreux autels de cérémonie, des stèles, des pyramides et des palais. Du haut des ruines, la vue est spectaculaire, à des kilomètres à la ronde, montagnes et vallées se succèdent. Des arbres aux fleurs blanches recouvrent le site. Il est malheureusement impossible de voir l'intérieur des tombes, cadenassées. L'ensemble du site est impressionnant, mais la restauration trop parfaite, enlève de la magie au lieu. Cette visite nous permet d'échapper durant quelques heures aux bruits et à la pollution de la ville.

Observé également que le regard des habitants d'Oaxaca envers les étrangers n'est pas toujours amical, voire hostile. Autour du zocalo, et dans les rues annexes, le regard des hommes est insistant. Peu de femmes touristes seules dans les rues, ou alors elles pressent le pas en rasant les murs, ignorant les sifflets et les quolibets. Ici, le machisme n'est pas mort. De plus, les petits Rambos mexicains n'ont pas grand-chose à se mettre sous la dent, étant donné que le tourisme culturel d'Oxacaca draine du troisième âge, des vieilles filles éthérées et des professeurs d'histoire en bermuda Comme partout ailleurs, les mentalités changent selon les régions. Les guides de voyage ne tiennent pas compte de ces changements, où alors sur un ton très politiquement correct, comme le Lonely Planet qui souligne que le voyageur " sera agréablement surpris par le dynamisme et l'accueil chaleureux des autochtones" de la ville de Juchitan dans l'isthme de Tehuantepec, sous entendu qu'ailleurs habituellement c'est l'inverse. Effectivement, un article du Noticias, la feuille de chou locale, vient confirmer que cette région du Mexique est beaucoup plus tolérante vis-à-vis des différences que les autres Etats. Dans son article, le journaliste Ernesto Reyes relate l'annuelle fiesta homosexuelle qui a eu lieu en novembre dernier à Juchitan, organisée par le groupe " Las autenticas intrepidas buscadoras del peligro".

L'auteur explique que la société zapothèque de l'isthme de Tehuantepec a une activité sociale et culturelle particulièrement permissive par rapport à l'homosexualité, et au travestisme, en comparaison avec les valeurs traditionnelles mexicaines. Malgré cette permissivité, la Gay Pride zapothèque, ne défile pas dans la rue, comme en Europe ou aux Etats Unis, mais se deroule à l'intérieur d'appartements et de salons prévus a cet effet.

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Le 22 décembre 97

Enrique, hier, nous a emmenés à Matatlan : "El capital mundial de mezcal !". Je me demande si Lowry est passé par là. La petite ville baigne dans les effluves alcoolisés du maguey broyé en train de fermenter. A chaque coin de rue, se trouve une officine dans laquelle brillent des rangées de bouteilles aux étiquettes chatoyantes. Pour un membre de l'Association des Alcooliques Anonymes, cette ville doit être un cauchemar. De la poussière s'élève des rues en terre battue, des cactus géants délimitent parfois les jardins. Une adorable église coloniale, encadrée d'angelots en stuc, domine la place principale. A l'horizon, on aperçoit les plantations d'agave, lignes vertes chevauchant les flancs arides des montagnes. Depuis quatre générations, la famille Jimenez produit du mezcal. Enrique et son frère Octavio ont repris le flambeau. Du broyage à la roue de pierre, de la distillation au feu de bois, jusqu'à l'embouteillage, tout est réalisé ici de façon artisanale.

Enrique nous invite à visiter la bodega où le mezcal mûrit dans des barriques en chêne. Nous goûtons au Mezcal Del Maestro deux ans d'âge, puis celui auquel Enrique a rajouté une note de miel et de citron. Les deux sont excellents. L'ivresse si particulière du mezcal ne tarde pas à se faire sentir. Je demande à Enrique s'il est possible de se faire envoyer en Europe quelques bouteilles de ce nectar. Avec un sourire malicieux, il me répond : si, si, D. H. L. Pour ceux qui seraient intéressés, voici le fax d'Enrique : (951) 443 51

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Le 24 décembre 97

Depuis quelques jours, les commerçants d'Oaxaca avaient très peur que la Noche de Rabanos, la Nuit des Radis, ne soit gâchée par la présence de 300 militants autochtones paysans qui depuis plusieurs semaines campaient sur la Place de la Constitution, devant le Palais du gouverneur de l'Etat, afin de faire pression sur les autorités pour qu'elles répondent à leurs revendications : respect des droits humains, programme de nutrition et de santé, mettre fin à la répression et à l'injustice, libération des compagnons emprisonnés sans procès. Les organisations commerçantes se sont donc indignées que "des groupes politiques retiennent en otage le centre historique de la ville". Des dizaines de policiers et militaires ont répondu à leur demande et ont quadrillé le zocalo, pendant que des hordes de touristes s'extasiaient devant les sculptures de radis.

Pendant ce temps, des hommes en civil, bras de chemises retroussées, talkie-walkie crachotant, poussaient gentiment, mais fermement les trouble-fête hors de la place municipale. Ces derniers ont obtempéré lentement avec dignité et en musique.

Ce matin, les commerçants n'ont pas pu empêcher les touristes de lire les gros titres qui s'étalaient à la une de tous les journaux mexicains : Massacre en Chiapas : 45 muertos, 25 heridos. Les faits : le lundi 22décembre, à 10h30 du matin, un groupe paramilitaire de 70 personnes masquées et armées d'Ak-47, de M-16 (qui sont utilisés par l'armée mexicaine) et de machettes ont investi un camp de réfugiés Indiens Tzotziles du village Acteal dans la municipalité de Chenalho au Chiapas. Les tirs ont commencé, dans tous les sens. Les blessés achevés d'une balle dans la tête ou à coups de machette. Bilan du massacre : 10 hommes, 21 femmes, 14 enfants et 1 bébé, assassinés mais également de nombreux blessés. La police, prévenue alors que le drame se déroulait est arrivée sur les lieux cinq heures plus tard, bien que le premier poste ne se trouve qu'à 1,6 km. Les survivants ont reconnu parmi les tueurs des partisans locaux du PRI, le parti présidentiel au pouvoir depuis 68 ans. L'évêque Samuel Ruiz de San Cristobal de las Casas médiateur depuis quatre ans entre le gouvernement et les insurgés zapatistes, avait prévenu les autorités locales de l'imminence d'un acte d'agression contre la communauté autochtone d'Acteal. Aujourd'hui, Samuel Ruiz accuse les autorités de l'Etat de Chiapas de n'avoir rien fait pour éviter le massacre. Le correspondant Juan Balboa du quotidien La Jornada écrit que, selon le conseil autonome zapatiste de Polho, le gouverneur de l'Etat, Julio Cesar Ruiz Ferro, avec l'aide de son secrétaire et d'un ex-procureur, aurait tenté de monter une opération d'investigation, dont l'objectif était de dissimuler les traces du massacre et de falsifier le nombre de morts. Les partis d'opposition demandent les démissions du gouverneur du Chiapas et du Ministre de l'Intérieur. La Jornada parle de guerre civile : la guerre s'est installée entre nous écrit le rédacteur en chef dans son éditorial. Le président mexicain Ernesto Zedillo a changé hâtivement le contenu de son discours de fin d'année pour déclarer que "tout sera fait pour retrouver les coupables de cet acte cruel, absurde etinacceptable". Le gouvernement mexicain se trouvant dans un mauvais pas, est même prêt à renouer le dialogue avec l'Armée Zapatiste de Libération Nationale, dialogue rompu en 1996 par les zapatistes, du fait que Zedillo avait refusé d'accorder l'autonomie aux communautés autochtones du Chiapas.

Depuis 24 heures, le leader de l'EZLN, le sous-commandant Marcos garde le silence. Comme en 1994, lors de l'insurrection zapatiste, des renforts militaires se dirigent vers le Chiapas et certains partis de droite demandent l'état d'urgence. En Algérie, les massacres continuent également.

Ceux qui voudraient en savoir plus sur la situation au Mexique peuvent consulter ces sites sur le Net, je vous tiendrai aussi au courant de la suite des événements dans ce livre de bord. Nous devrions nous trouver au Chiapas vers le 3 janvier.

+ Ejército Zapatista de Liberación Nacional (Ya Basta!)
+ Réseau de solidarité avec le Mexique
+ Zapatistas in Cyberspace (Front Zapatiste de Libération Nationale)
+ Viva Zapata
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23h20, même jour

Retour du zocalo où défilaient sans interruption des chars représentant des scènes de la Nativité, devant le touriste culculturel au sourire béat. Tout le monde est sur son trente et un, des familles d'Oaxaca se pavanent dans leurs habits de nouveaux riches. Le doré et le brillant sont au goût de la nuit. Aucun signe de tristesse ou de deuil, et encore moins de signes de protestation contre l'acte barbare qui s'est déroulé avant-hier dans l'Etat voisin. Je m'étais trompé, cette ville que je croyais insouciante est en réalité indifférente, voire complice. Ce soir, chacun tenait son rôle dans un simulacre de réveillon de Noël.

En guise de cadeau de Noël, voici un texte retrouvé au fond de mon ordinateur, écrit lors de mon bref passage à l'université de Montréal. Il permettra une meilleure compréhension de ce qui se passe aujourd'hui au Chiapas.

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Le 25 décembre 97

Nuit blanche à cause des explosions des pétards qui ont retenti jusqu'à l'aube. J'entends au loin une fanfare de cirque, comme dans un film de Fellini, je m'attends à croiser des clowns aux grands yeux tristes, un géant enchaîné, des chiens errants. Je pense à Jean Genet pour qui la paix était impossible, tant qu'une brutalité s'exercerait à travers le monde.

" Le geste brutal est le geste qui casse un acte libre. En faisant cette distinction entre violence et brutalité, il ne s'agit pas de remplacer un mot par un autre en laissant à la phrase sa fonction accusatrice à l'égard des hommes qui emploient la violence. (...) La brutalité prend donc les formes les plus inattendues, pas décelables immédiatement comme brutalité : l'architecture des H.L.M, la bureaucratie, le remplacement du mot - propre ou connu - par le chiffre, la priorité, dans la circulation, donnée à la vitesse sur la lenteur des piétons, l'autorité de la machine sur l'homme qui la sert, la codification des lois prévalant sur la coutume, la progression numérique des peines, l'usage du secret empêchant une connaissance d'intérêt général, l'inutilité de la gifle dans les commissariats, le tutoiement policier envers qui a la peau brune, la courbette obséquieuse devant le pourboire et l'ironie ou la grossièreté s'il n'y a pas de pourboire, la marche au pas de l'oie, le bombardement d'Haïphong, la Rolls-Royce de quarante millions... Bien sûr, aucune énumération ne saurait épuiser les faits, qui sont comme les avatars multiples par lesquels la brutalité s'impose. Et toute la violence spontanée de la vie continuée par la violence des révolutionnaires sera tout juste suffisante pour faire échec à la brutalité organisée." (Jean Genet)
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Le 26 decembre 97

Marcos a rompu le silence, dans un communique il rappelle les faits et accuse le gouvernement de Zedillo d'être directement implique dans la tuerie d'Acteal, qu'il y aura toujours impunité, puisque ceux qui mènent l'enquête sur le massacre sont les mêmes que ceux qui l'ont planifie. Le porte parole des insurgés reprend une citation du Président Zedillo : "Je préfère passer a la postérité comme celui qui a choisi la répression plutôt que de satisfaire les revendications de l'EZLN." Marcos conclut que pour le moment l'EZLN délibère avant de prendre les décisions nécessaires et pertinentes.

Nous partons demain pour quelques jours à Huatulco sur la côte Pacifique, et pensons être à San Cristobal de las Casas début janvier. Nous reprendrons nos envois à partir de cette date.

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