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un après-midi chez Bruce Chatwin
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Bruce Chatwin ou la pensée nomade
 
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Petite bibliothèque nomade
Une BIBLIOGRAPHIE
de BRUCE CHATWIN
+ EN PATAGONIE, Grasset, 1979. Coll. «Cahiers Rouges», 1988.
+ LE VICE-ROI DE OUIDAH, Grasset, 1982.
+ LES JUMEAUX DE BLACK HILL, Grasset, 1984.
+ LE CHANT DES PISTES, Grasset, 1988.
+ UTZ, Grasset, 1990.
+ QU'EST-CE QUE JE FAIS LÀ, Grasset, 1991.
+ PHOTOGRAPHIES ET CARNETS DE VOYAGE, Grasset, 1993.
+ ANATOMIE DE L'ERRANCE, Grasset, 1996.
+ WITH CHATWIN. PORTRAIT OF A WRITER, biographie, Susannah Clapp, Knopf, 1997.
 
BRUCE CHATWIN ou la pensée nomade

"Qu'est-ce que je fais ici?" écrivait Rimbaud aux siens d'Éthiopie. Tout au long de sa vie, l'écrivain-voyageur Bruce Chatwin sera fasciné par le poète français. L'Homme aux semelles de vent comme le décrira avec justesse Verlaine, qui à l'âge de vingt ans tournera le dos à la poésie et à la célébrité, pour parcourir les routes poussiéreuses et dangereuses de l'Afrique et qui des années plus tard, mourant, amputé d'une jambe, délirant de fièvre, lui qui se vantait de posséder tous les paysages possibles, trouvera encore la force de monter dans un train pour Marseille, porte d'un ailleurs ensoleillé, dans le but de repartir à nouveau, en vain. Bruce Chatwin est né à Sheffield (Grande-Bretagne) en 1940. Il connaîtra une enfance itinérante et rêveuse, écoutant attentivement les récits de son père, officier dans la Royal Navy. Ce dernier lui rapporte de ses voyages des jouets: un chameau en bois du Caire, une conque des Antilles et un livre d'aventures sur la côte du Labrador.

Le petit Bruce se prend de passion pour les atlas, développant son imaginaire en relevant les noms des lieux à consonance exotique et admirant les images colorées de la faune: coyotes, martins-chasseurs, ornithorynques, dingos. Son père l'emmène en balade au Pays de Galles. Ils dorment dans la voiture "bercés par le murmure d'un torrent. Au lever du soleil, l'air était humide de rosée et les moutons broutaient autour de nous." À 13 ans, premier voyage, il part seul pour la Suède. À 17, il découvre Baudelaire, Nerval, Rimbaud et Li Bo. À 18 ans, il entre comme porteur chez Sotheby's, Bond Street à Londres. Montant rapidement les échelons, il devient expert en tableaux impressionnistes français, émettant "avec une arrogance incroyable des jugements sur la valeur ou l'authenticité des oeuvres." Une femme lui claque la porte au nez en criant: "Je ne vais pas montrer mon Renoir à un gamin de seize ans."


Il rencontre André Breton, et Georges Braque qui l'autorise à s'asseoir dans son atelier "pendant qu'il peignait un oiseau en plein vol." Un matin, il se réveille à moitié aveugle. L'ophtalmologiste consulté ne trouvant aucune anomalie organique, lui conseille d'aller "contempler de plus vastes étendues." Il part pour le Soudan, parcourant à dos de chameau et à pied, les collines de la Mer Rouge. À son retour, le monde de l'art lui paraît bien terne et son atmosphère semblable à une morgue. Il quitte son travail chez Sotheby's, abandonnant une carrière prometteuse, pour s'inscrire en première année d'archéologie, à l'université d'Édimbourg. Le milieu universitaire ne le satisfait guère, une fois de plus, il renonce. Peu à peu, l'idée d'écrire se précise. Chatwin se décide à rédiger un ouvrage panégyrique sur le nomadisme, une sorte d'"Anatomie de l'errance" "qui dépasserait la théorie de Pascal sur l'homme, assis péniblement dans sa chambre." Sa thèse est la suivante: "En devenant humain, l'homme avait acquis, en même temps que la station debout et la marche à grandes enjambées, une "pulsion" ou instinct migrateur qui le pousse à marcher sur de longues distances d'une saison à l'autre. Cette "pulsion" est inséparable de son système nerveux et, lorsqu'elle est réprimée par les conditions de la sédentarité, elle trouve des échappatoires dans la violence, la cupidité, la recherche du statut social ou l'obsession de la nouveauté. Ceci expliquerait pourquoi les sociétés mobiles comme les tziganes sont égalitaires, affranchies des choses, résistantes au changement, et aussi pourquoi, afin de rétablir l'harmonie de l'état originel, tous les grands maîtres spirituels - Bouddha, Lao Tseu, Saint François - ont placé le pélerinage perpétuel au coeur de leur message et demandé à leurs disciples, littéralement, de suivre leur chemin."


Le livre une fois achevé est considéré trop confus par son auteur et impubliable. Passablement déprimé, Chatwin renonce une troisième fois. Désargenté, il accepte l'offre de Francis Wyndam de collaborer comme conseiller pour les beaux-arts au supplément londonien du Sunday Times. En fait, il devient journaliste, écrivant les articles les plus divers, sur les ouvriers algériens immigrés, André Malraux ou la couturière Madeleine Vionnet. Lors d'un reportage à Paris, chez Eileen Gray, il découvre accroché dans son salon, une carte de la Patagonie, pays qu'il a toujours rêvé de visiter. "Allez-y pour moi" lui demande la vieille dame. Chatwin alors reprend son sac à dos, envoie un télégramme au Sunday Times: "Parti en Patagonie" et monte dans le premier avion pour Buenos Aires. Six mois plus tard, il revient à Londres, avec assez de matériaux pour écrire un premier livre: En Patagonie, publié en 1977.


Dans cet ouvrage, Chatwin entraîne le lecteur à travers toutes les provinces du sud de l'Argentine du Rio Negro à Santa Cruz, du Chubut à la Terre de Feu, puis vers Punta Arenas au Chili. Le livre est une fresque d'aventures et d'histoires multiples. On y croise des descendants de mineurs gallois, des petits-fils d'Italiens, des curés zoologistes, des tondeurs de moutons, des souvenirs de révoltes ouvrières et d'attentats anarchistes. Suivront d'autres livres comme le Vice-roi de Ouidah (dont Werner Herzog s'inspirera pour son film Cobra Verde), les Jumeaux de Black Hill, le Chant des pistes. Dans tous ses récits, Chatwin prend un malin plaisir à mélanger les faits réels et la fiction, ce qui lui vaudra quelques reproches de certains puristes, mais les critiques seront en majorité élogieuses, considérant que Chatwin apporte un renouveau au "travel writing" en appliquant les techniques de la narration du roman pour restituer le quotidien, qui du coup devient romanesque. L'auteur de En Patagonie deviendra, malgré lui - bien qu'il entretienne malicieusement à son sujet un certain mystère - une légende et un exemple pour toute une génération de journalistes et d'écrivains, pour qui l'aventure de l'écriture est indissociable de celle du voyage.


Quoiqu'il jugeait cette étiquette trop réductrice, Chatwin se retrouve chef de bande des écrivains-voyageurs. Dans le Chant des pistes, livre patchwork, qui a pour décor l'Australie, fait de portraits saisissants, d'impressions visuelles, de réminiscences d'anciens voyages et de nombreux aphorismes, on retrouve la passion de l'auteur pour la vie nomade et son mode d'existence. Chatwin passera beaucoup de temps dans les bibliothèques et, à rencontrer des anthropologues et ethnologues, pour recueillir des données qui viendraient étayer sa thèse «impubliable» en faveur du nomadisme. Dans toute son oeuvre, Chatwin fera des allusions répétées à sa tentative de démontrer les bienfaits d'une vie en mouvement: "L'acte de voyager contribue à apporter une sensation de bien-être physique et mental, alors que la monotonie d'une sédentarité prolongée ou d'un travail régulier engendre la fatigue et une sensation d'inadaptation personnelle. Les bébés pleurent souvent pour la seule raison qu'ils ne supportent pas de rester immobiles. Il est rare d'entendre un enfant pleurer dans une caravane de nomades. (...) "Notre nature, écrivait Pascal, est dans le mouvement. La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement." Divertissement. Distraction. Fantaisie. Changement de mode, de nourriture, d'amour, de paysage. Sans changement notre cerveau et notre corps s'étiolent. L'homme qui reste tranquillement assis dans une pièce aux volets clos sombrera vraisemblablement dans la folie, en proie à des hallucinations et à l'introspection. Des neurologues américains ont étudié des électroencéphalogrammes de voyageurs. Ils y ont constaté que les changements d'environnement et la prise de conscience du passage des saisons au cours de l'année stimulaient les rythmes du cerveau, ce qui apportait une sensation de bien-être et incitait à mener une existence plus active. Un cadre de vie monotone, des activités régulières et ennuyeuses entraînaient des types de comportement produisant fatigue, désordres nerveux, apathie, dégoût de soi-même et réactions violentes." La thèse de Chatwin est séduisante et pertinente - on peut la vérifier tous les jours dans notre lutte contre un quotidien qui souvent nous enlise - et même si elle possède ses détracteurs, l'histoire ancienne et contemporaine semble donner raison à Chatwin, qui nous rappelle à travers ses récits que le nomadisme est non seulement un art de vivre, mais également un état d'esprit dont la qualité principale serait la curiosité pour l'Autre et cela au sein même de notre environnement le plus proche. Cet enthousiasme pour l'altérité, "J'ai toujours préféré l'autre à mon semblable" disait le photographe-ethnologue Duverger, serait par trop simpliste, si on oubliait de citer Beaudrillard commentant Todorov: "Il est celui qui tout en se délectant de la différence, sait que toute fusion avec l'autre est vaine." Chatwin, écrira son ami Francis Windham, dans la préface à l'ouvrage posthume Photographies et Carnets de voyage, "concevait le voyage comme une fin en soi, comme une réalisation de l'idée de fuite et d'évasion, mais une évasion hors de rien en particulier et une fuite vers presque tout, un parcours circulaire autour de la terre qui doit se terminer là où il a débuté pour recommencer de nouveau.".


L'Australie sera le dernier grand voyage de Chatwin. Se savait-il malade? Les dernières phrases du Chant des pistes, où il relate la vision de trois aborigènes s'éteignant doucement dans une clairière, résonnent comme l'acceptation de sa mort à venir: "Oui. Tout allait bien pour eux. Ils savaient où ils allaient, souriant à la mort dans l'ombre d'un gommier-spectre." Affaibli, Chatwin rejoint cette maison dans le Sud de la France où il avait pris l'habitude de se rendre, entre deux voyages, pour y écrire ses livres. Malgré les soins attentionnés, de sa femme Élisabeth, son état se dégrade rapidement, il ne peut bientôt plus marcher et s'exprime difficilement. Il trouve quand même la force de corriger les épreuves de son ultime livre Utz, dans lequel il met en scène un singulier baron tchécoslovaque, propriétaire de la plus extraordinaire collection d'anciennes figurines en porcelaine de Saxe. À la mort du collectionneur, les précieuses figurines disparaissent. Tout au long du roman, un jeune narrateur mène l'enquête. Il finit par déduire que le baron avait tout simplement détruit lui-même sa collection, par dégoût pour les compromis passés avec le régime communisme, mais aussi pour une passion amoureuse tardive qui ne supportait pas la concurrence des délicats objets. Alité et fiévreux, entouré des carnets dans lesquels sont inscrits ses notes de voyage, Chatwin reçoit son ami compositeur Kevin Volans, pour élaborer un opéra sur la mort de Rimbaud. Pour Chatwin, les voyages incessants du poète à travers l'Afrique étaient un rempart contre la folie et la maladie. Lui-même, croit que s'il récupérait l'usage de ses jambes et marcher à nouveau, il pourrait guérir. Chatwin, avec un dernier clin d'oeil à l'exotisme, contribuera à brouiller une fois de plus les pistes en évoquant à la presse sa maladie: " résultat d'une infection attrapée pendant un séjour en Chine, une maladie très rare qui attaque la moelle. Je ne peux plus bouger, ce qui pour quelqu'un qui adore bouger est quelque chose de vraiment horrible." Chatwin ajoutera: " Mais le voyage lui-même peut devenir une tyrannie. Plus vous voyagez et plus vous faites collection d'endroits. Je n'en peux plus de cette collection. Je n'irai plus nulle part." Comme Rimbaud, Bruce Chatwin meurt dans le sud de la France, le 18 janvier 1989. Comme Rimbaud, le personnage garde son mystère. Quelques années après sa mort, les journaux annonceront que Chatwin est mort des suites d'une infection liée au sida. À la disparition de l'écrivain nomade, un journal français lui rendra un dernier hommage avec un titre qu'il aurait apprécié: "Chatwin est reparti."

 
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