Des Lotophages au Club Med'

"Heureux qui, comme Ulysse" qui va faire "un beau voyage" sanglé sur son siège d'avion, le passager, candidat à l'eldorado estival, aperçoit à travers le hublot les courants bleus de la mer Méditerranée qui l'emmène vers l'île de Jerba. Théâtre mythologique de l'Odyssée, cette mer où Ulysse et ses compagnons naviguèrent sans fin sous les foudres divines de Poséidon, roi des fonds marins. Un périple initiatique imposé par les dieux de la Grèce antique. De Troie à Ithaque, ce récit de leurs errances, conté par Homère, aborda pour un temps les plages de l'île des Lotophages dont délices charmeurs faillirent les engloutir dans une torpeur fatale. Miel damné, nectar de fleurs transformées dans le jabot des abeilles.

"Mais, le dixième jour, nous abordâmes la terre des Lotophages qui se nourrissent d'une fleur. Là, étant montés sur le rivage, et ayant puisé de l'eau, mes compagnons prirent leur repas auprès des nefs rapides. Et, alors, je choisis deux de mes compagnons, et le troisième fut un héraut, et je les envoyai afin d'apprendre quels étaient les hommes qui vivaient sur cette terre. Et ceux-là, étant partis, rencontrèrent les Lotophages, et les Lotophages ne leur firent aucun mal, mais ils leur offrirent le lotos à manger. Et dès qu'ils eurent mangé le doux lotos, ils ne songèrent plus ni à leur message, ni au retour ; mais, pleins d'oubli, ils voulaient rester avec les Lotophages et manger du lotos. Et, les reconduisant aux nefs, malgré leurs larmes, je les attachai sous les bancs des nefs creuses ; et j'ordonnai à mes chers compagnons de se hâter de monter dans nos nefs rapides, de peur qu'en mangeant le lotos, ils oubliassent le retour. Et ils y montèrent, et, s'asseyant en ordre sur les bancs de rameurs, ils frappèrent de leurs avirons la blanche mer, et nous naviguâmes encore, tristes dans le coeur." - Homère, Odysée, chant IX -

Ils sont entrés dans un monde irréel. Pulpe sucrée, baie allongée, sucre de datte. Nappé, lissé, perlé, soufflé, boulé, cassé, foncé, coulé, filé, tourné, massé, épreuves imposées au sucre pour lui donner son goût séduisant et raffiné qui avec le temps se change en (des)goûts doucereux et écœurants. Sucre, transporté de synonyme en synonyme, saute de la mélasse à la mouise, de la mouise à la panade pour terminer dans la misère, état qui délestera le corps de ces rondeurs superflues, méfaits de ce glucide fourbe. Retour au réel, l'avion atterrit sur le petit aéroport de Mellita.

La mythologie offrit donc à Jerba le surnom de "Jerba la douce". Les mythes prirent racines. La réalité démentit. Ambiguïté, la rudesse fut la pour accueillir le voyageur. Rudesse des terres arides battues par les vents salins qui ne laissèrent la place qu'aux comptoirs phéniciens, ancrage aux temps antiques, pour le commerce entre l'occident et l'orient des épices et des pierres précieuses. Elle ne put être fidèle qu'à son autarcie insulaire.

Dans le prologue d'une épopée, le voy(ag)eur essaye de distinguer les atouts dont ils pourraient se prévaloir afin d'arriver en conquérant sur une terre en inconnue. Du passé, il puise une expérience tout théorique pour se donner confiance dans son aventure. En envahisseur, il pose le pied sur la tarmac brûlé par un soleil exalté. Direction l'hôtel et sa fraîcheur promise.

En 1954, sous domination française, un aventurier des eldorados à bas prix, le roi des complexes touristes populaires, le faiseur de club med' est venu poser son premier bungalow sur les terres de l'île de Jerba. Elle est devenue au fil des décennies et des camps à touristes " Jerba la fidèle". "Jerba la touristique" a tronqué ses  joailleries et ses poteries contre les flots de voyageurs de l'été, source intarissable de devises fortes et rémunératrices. Le pétrole absent, à la différence de son voisin algérien, le tourisme vient à la rescousse.

Le 20 mars 1956, la Tunisie quitte ses oripeaux de protectorat pour les habits de l'indépendance.